Latin

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AFP – Ambroise-Fiction-Presse. Le Chat du 28 rêve d’une orgie perpétuelle. 17 avril 2021 (suite de la chronique sur le confinement, tome 3)

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C’était un vieux monsieur qui n’était pas si vieux, il est mort tout seul, ce sont les voisins qui ont appelé les pompiers, cela faisait un mois qu’ils n’avaient pas de nouvelles. Aloyse F. était professeur de latin, il était « connu » de milliers d’élèves, tous les élèves passés au bahut pendant presque un demi-siècle. Il avait un surnom, Alzheimer, c’était une époque où les profs avaient un sobriquet qui se transmettait de classe en classe. Une année, ce fut Heil sa mère, une autre Al Capone. 

Il sortait peu, ne semblait pas avoir de famille. On le voyait sur le pas de la porte quand il raccompagnait un élève des cours particuliers, une courtoisie vieille Gaule qui le menait parfois jusqu’à la grille à l’angle de la maison. À l’heure du Covid ses seules apparitions furent celles à l’heure des poubelles, il attendait le passage du camion pour mettre son sachet dans le container roulant et il saluait les éboueurs en portant un masque énorme en tissu noir qui lui couvrait aussi les yeux et les oreilles. À l’enterrement organisé par le notaire, il n’y avait que trois de ses anciens élèves, un professeur a pourtant parfois plus d’influence sur votre avenir que des parents. Certains de ses élèves étaient devenus prof de latin bien sûr, un autre énarque et ambassadeur, et des médecins, un violoniste, un champion automobile, un écrivain presque prix Goncourt et aussi un journaliste. 

Il n’avait aimé que les livres. Un neveu lui rendait visite à chaque Noël, un sapin sous le bras. Une année, il apporta un perroquet empaillé sur un perchoir. Son corps était vert, le bout de ses ailes roses, son front bleu et sa gorge dorée. 

Il est probable que le confinement n’avait guère bouleversé ses habitudes. Sa pédagogie basée sur un oukase enthousiaste n’avait jamais varié durant toute sa carrière : vous me lirez cela pour demain. Il avait accepté qu’un élève le filme avec son téléphone, (comme si on épluchait les pommes de terre avec une cafetière ?) et on pouvait le voir proposant des mots insolites comme le mort-de-froid, un champignon, ou le coyau, une pièce de charpente. Il avait appelé son perroquet dodo, oiseau disparu de l’île Maurice et ne craignait pas les laissées, les gros cacas noirs des bêtes de la forêt de Haguenau où il n’allait jamais. Il cuisinait pour sa semaine une garbure, soupe au chou avec des haricots blancs, du lard et du confit d’oie. Le merl sans e (Pérec ?) c’est du sable de mer et le merlin une énorme masse pour assommer les boeufs. La roquille une confiture d’écorces d’orange et le sisyphe un petit scarabée, et pour lui les Beatles ce n’étaient qu’une coupe de cheveux.

Aloyse F. le misanthrope découvrit le plaisir de raconter des histoires. Il était le premier spectateur, ébahi et enthousiaste, des petites vidéos où il s’admirait sur l’iPhone de son élève. Il choisissait un mot au hasard et improvisait une sentence érudite comme une leçon au tableau. Pour faire plus vrai, il pérorait une craie à la main. Il confia qu’il avait fait du théâtre dans sa jeunesse et que peut-être il aurait dû embrasser une carrière de tragédien. Il n’arrivait pas à comprendre que des «spectateurs» à Melbourne ou à Los Angeles suivent ses prestations grâce aux «réseaux sociaux». 

Le confinement le prit de cours, il imagina une vengeance céleste, les séances vidéo s’interrompirent, il retourna à la lecture solitaire de ses livres jaunis. Il avait en main un volume du poète Stace quand on découvrit son corps desséché par la pandémie. 

2021-04-17 19h13 ap

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