Retour rue des Fourmis, épisode 23: LE LINGE

Ambroise Perrin

Les mamans bavardaient dans ce que l’on appelait la cour arrière, une plaque de béton à la sortie de l’escalier des caves après avoir traversé la buanderie. De l’autre côté de cet espace, c’était le garage à vélos. Quand tout le monde a eu une machine à laver, une vraie, pas celle avec juste les deux rouleaux en caoutchouc beige clair pour essorer le linge, la buanderie ne servait plus avec ses grands bacs en béton. Alors, je l’ai transformée en labo photo en montant des panneaux d’aggloméré de récupération pour faire le noir complet et en prenant l’électricité pour l’agrandisseur et la lampe rouge inactinique sur l’ampoule du plafond. 

Les cordes à linge étaient tendues sur de petits poteaux en béton dans le jardin, après les carrés de potager et devant les deux rangées de vignes de madame Lembach, la première à avoir habité dans le bloc. Il n’y avait pas de nom, mais chacune savait quelles étaient ses cordes, enfin, à peu près, « mais je vous en prie, allez-y, je n’ai pas grand-chose à pendre aujourd’hui ». La championne, c’était madame Loewenguth et ses neuf enfants. Maman était la seule des six appartements qui travaillait, enfin, qui n’était pas seulement mère au foyer. Et souvent, on demandait de l’aide à Papa pour remplir des papiers administratifs. 

Quand il faisait très chaud, il y avait des sauterelles et des hannetons dans les corbeilles à linge. On raconte même qu’un jour, quand les mamans avaient fini de bavarder, le linge était déjà sec et elles ont pu remonter avec.

Retour rue des Fourmis, épisode 22: LE LAC

Ambroise Perrin

Quand Mémé a eu son cancer, Papa a acheté une 2 CV ; on l’a revendue quand elle était morte. On allait la promener le jeudi après-midi et le dimanche, les enfants à tour de rôle à l’arrière, c’est Maman qui a passé son permis en premier, avant Papa. Quand elle l’a passé, elle a renversé des poubelles sur un trottoir entre la rue du Presbytère et la rue Saint-Georges, mais elle l’a quand même eu. La 2 CV était grise, pas comme les tractions, qui étaient noires, avec un coffre rond. 701 DS 67. 

Quand Mémé s’asseyait, les caoutchoucs du siège métallique cassaient parfois, on mettait des coussins sous la toile des fesses pour que cela soit plus confortable. Elle disait toujours qu’elle était heureuse – à la fin, elle ne parlait plus qu’en alsacien – et qu’elle aimait bien Papa, qui était français, et qu’elle avait été plusieurs fois allemande. 

Quand Maman lui demandait si elle avait mal, elle disait que non. Elle avait un grand trou dans l’estomac ; je crois qu’une fois, elle a mangé un œuf dur, qui est ressorti. Jusqu’à ce qu’elle aille à l’hôpital, on faisait des promenades, le docteur venait lui faire des piqûres et l’oncle Karl est venu exprès d’Allemagne pour la voir ; c’était sa petite sœur, Mémé, et pendant la guerre, ils avaient eu des secrets. 

Un dimanche, Papa a décidé d’aller lui montrer le lac de Gérardmer, c’était chez lui, on a dû descendre pour que la 2 CV puisse monter, il s’est arrêté entre deux sapins pour lui montrer le lac d’en haut, elle a dit que c’était très beau, et plus tard on a dit que c’était sa dernière sortie.

Retour rue des Fourmis, épisode 21: LE SCHNAPS

Ambroise Perrin

Un mètre de neige, était-ce possible ? Il fallait creuser une tranchée pour aller de l’entrée du bloc à la rue. Après, le chasse-neige passait et on marchait jusqu’à l’école, les petits suivaient les grands. De batailles de boules de neige, je ne me souviens que d’une, seul contre une voisine de la rue Anshelm ; j’avais 9 ans, très amoureux. Un bonhomme de neige avec une carotte et deux morceaux de charbon ? Il y a heureusement une photo au bord dentelé qui atteste de cette tradition. Il fallait aussi laisser les chaussures dans les escaliers et suspendre les pantalons trempés à un fil en nylon au-dessus du poêle à mazout. On avait de gros pulls de laine qui gratte et envie tout le temps de faire pipi à cause des pieds mouillés.

Papa nous a raconté la retraite de Russie, c’était passionnant, avec tous les noms des maréchaux de Napoléon et puis les grognards aux moustaches gelées qui s’endormaient dans le froid de la plaine et ne se sentaient pas mourir, il neigeait, il neigeait toujours. 

Mais le meilleur souvenir, c’est celui de Mémé. Je sens encore sa douce main sur ma poitrine avant de partir à l’école, elle soulevait le pull et le maillot de corps, la finette, et avec un bout de drap plié en quatre imbibé de schnaps, elle me badigeonnait du nombril jusqu’au cou ; ça piquait, ça sentait très fort, la tête tournait un peu et c’était très bon contre les microbes, surtout la tuberculose.

Retour rue des Fourmis, épisode 20: LES HONGROIS

Ambroise Perrin

La Fête du Houblon, c’était très chic de la trouver très plouc. Mais on allait quand même au défilé, et aussi manger des knacks à la Halle aux Houblons pendant les danses folkloriques de tous les pays du monde. 


C’est l’accordéon qui faisait la différence, l’accordéon qui faisait vraiment plouc. Bientôt, j’allais écouter « Campus » sur le transistor Nordmende que Mémé avait eu à l’hôpital ; sur Europe 1, Michel Lancelot passait des chansons avec de longs solos de guitare électrique d’Amérique.


Avec les copains, j’étais plus Beatles que Rolling Stones, sauf Satisfaction et Jumping Jack Flash. Quand j’entendais une chanson de Revolver à la radio, j’avais vraiment envie d’écouter celle qui était la suivante sur le disque, tellement je l’avais dans l’oreille.


Une année, l’autocar des Hongrois est tombé en panne ; un essieu avait cassé, il était trop vieux, et le garagiste de Papa, en haut de la route de Strasbourg dans la petite rue qui donne sur la rue du Prêteur, leur avait dit qu’il allait le ressouder. C’était long, et Papa a amené les quatre Hongrois dormir à la maison dans la chambre des enfants, hop ! les filles avec les parents et les garçons au salon. C’était vraiment folklorique.


Au petit déjeuner, on a fait la fête ; ils ont chanté et dansé pour nous remercier, ils criaient « sör » et « pivo », on croyait que c’était « merci » et « à bientôt » (non, c’était « bière » et « bière » !) ; ils nous portaient, les enfants, sur les épaules pour tourner dans le salon, cela m’a vraiment donné envie de voyager et c’est certainement mon meilleur souvenir de la Fête du Houblon.

Retour rue des Fourmis, épisode 19: ROME

Ambroise Perrin

« Sois sage, sois raisonnable », voilà une antienne récurrente à l’enfance. « Antienne récurrente » n’était pas, c’est évident, un vocabulaire que l’on a à 14 ans, mais j’aimais trouver des mots rares dans le Larousse et utiliser les locutions des pages roses du milieu. Bien sûr, pour faire le malin ! Il faut brûler Carthage ! Être raisonnable, c’est à dire éviter une bêtise. Et cela peut se décider en une fraction de seconde. 

C’était en composition de récitation, debout au tableau. Il faisait chaud et par les fenêtres ouvertes, on entendait les mobylettes qui tournaient autour de l’horloge devant le musée, vroum, vroum, vroum, ce qui irritait vraiment Zorro, Monsieur Zerr, le prof de latin-français-récitation, dans cet ordre dans le bulletin. J’avais tiré dans son chapeau le papier avec le titre de mon texte : la tirade de Camille dans Horace de Corneille. La guerre entre les Horaces et les Curiaces, j’adorais ! Quelle audace ! Au moment de commencer à réciter, la petite fraction de seconde où l’on a l’idée d’une super blague pour faire rire les copains, avec, bien sûr, à la clé la fureur du prof. Cette fraction de seconde de tentation pour se décider. La jubilation adolescente de pouvoir choisir son sort, de se débarrasser de cette obligation d’être raisonnable, de dire à tout le monde : « Je vous … , je fais ce que je veux. »

« Vroum, l’unique objet de mon ressentiment, vrooooum à qui vient ton bras d’immoler mon amant ! Vroum, vroum vroum, qui t’a vu naître et que ton cœur adore ! Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore.» Et je continue à réciter théâtralement jusqu’à « et les mots et les morts ». Personne n’a ri. Zorro est stupéfait. « Perrin, à ta place ! ». Il donne tout de suite la note : « Par cœur : 18. Intonation : 15. Donc moyenne : 10. Mais monsieur… Moyenne : 9…. Mais ? … Moyenne : 8 ! Assieds-toi ! Tais-toi ! » 

Un 8 dans le bulletin ! 
« Que le courroux du ciel allumé par mes vœux
Fasse pleuvoir sur lui un déluge de feux ! »

Retour rue des Fourmis, épisode 18: L’ENVELOPPE NOIRE

Ambroise Perrin

Quand le facteur avait une enveloppe bordée de noir, il ne la mettait pas dans la boîte aux lettres avec sa porte en bois vitrée, dans l’entrée, il montait à l’étage et toquait à la porte. Tes parents sont là ? Et il remettait l’enveloppe d’un air grave ; souvent, on ouvrait l’enveloppe devant lui, mon Dieu, mon Dieu, il faut que je coure à la poste pour téléphoner ; le facteur toquait à l’autre porte et la voisine s’occupait des enfants. 

Je sais qu’en période de deuil, Papa n’écoutait pas les informations à la radio, parce que le silence était une façon de penser au défunt. Et il ne fallait pas rigoler. D’ailleurs, Maman nous cousait un crêpe noir au manteau et tout le monde à l’école savait qu’on était en deuil, et là aussi, il ne fallait pas nous embêter. 

Parfois, c’était un télégramme et, bien sûr, le postier l’avait lu, et il disait :  « Je suis désolé. » Plus tard, madame Ohlmann au rez-de-chaussée a été la première à avoir le téléphone ; c’était elle qui recevait les nouvelles pour tout le bloc, on allait chez elle pour les décès, et aussi les Loewenguth du 2e étage pour les naissances, Simone était l’aînée des neuf enfants et je l’aimais beaucoup, et en face, les Ingelaere avec Thérèse, que j’aimais aussi beaucoup, c’est la vie. 

« C’est la vie », qu’on disait dans le bloc du 1, rue des Fourmis, et c’était un peu comme si toutes les familles étaient en deuil. Parfois, on s’y attendait, à la mort ; d’autres fois, c’était une terrible surprise. Je me souviens d’une amie de Papa, Andrée Saale, qui habitait à Chelles, près de Paris, elle était syndicaliste comme lui et on avait dormi chez eux en allant visiter le château de Versailles. Elle était morte très jeune ; on répétait : « 35 ans, c’est pas possible », Papa nous a tous mis à genoux devant le canapé du salon et on a prié. Papa disait qu’il avait la foi du charbonnier ; il n’aimait pas les curés, mais pour le bon Dieu, on ne sait jamais, et il aimait chanter les chants grégoriens dans la chorale de l’église. 

La première fois que j’ai vu un mort, ce n’était pas de la famille, mais le directeur du collège de Papa, monsieur Ernst. C’était à la morgue derrière l’église Saint Georges, de l’autre côté de la fontaine Saint-Ambroise aux Abeilles. La morgue était ouverte, le couvercle du cercueil de côté, le monsieur était tout blanc, et Papa m’a dit : « Tu vois, c’était un peu mon ennemi à l’école, mais devant la mort, on s’incline et on montre son respect. »

Retour rue des Fourmis, épisode n°17: AU RESTAURANT

Ambroise Perrin

On allait au restaurant une fois par an, le dimanche de la fête des mères, le Restaurant du Canal, presque en face de la plaque de bronze qui raconte comment les soldats américains ont traversé le canal pendant la guerre. Le canal n’est pas profond et on se demandait pourquoi c’était compliqué de traverser dans un char, sans penser qu’en face, les Allemands tiraient. Mais si on allait au restaurant du Canal, c’était pour les frites, des frites coupées à la machine électrique. Mille fois meilleures.

Un jour maman a acheté à la foire un coupe-frites en acier inoxydable avec deux grilles de tailles différentes. On mettait la pomme de terre dedans, on poussait avec une sorte de clapet et les frites sortaient coupées en carrés, mais ça ne marchait pas bien, les patates étaient trop molles et surtout les bords raccourcis étaient trop fins et brûlaient dans la végétaline. 

Des années plus tard, quand on a eu la 2 CV (immatriculée 701 DS 67), on allait à Weitbruch au Restaurant du Soleil pour la tarte flambée. On s’asseyait à des tables couvertes de nappes en papier dans une grande salle des fêtes, on attendait que la serveuse passe et pose une tarte sur la table, elle faisait un trait sur la nappe pour compter, on mangeait avec les doigts et on attendait la suivante. Même les gens qui n’avaient pas beaucoup d’argent pouvaient aller au restaurant, ce qui explique le succès de la tarte flambée !  

Le maire North habitait dans la villa rouge à l’angle de la rue des fourmis et la rue du trompette avec ses deux chiens épagneuls bruns qui aboyaient toujours quand on passait. (En face, il y avait le 2ème bloc et de l’autre côté la maison de la famille de Nold Sport grand’rue, avec le grand cerisier). Donc, quand le maire de Haguenau est allé manger la tarte flambée à Weitbruch, cela a fait tellement de publicité que parfois c’était complet et il fallait attendre. Un jour où on a eu de la visite, les Koebel de la rue de la garance, il était prof avec Papa et écrivait de la poésie, j’y suis allé à vélo pour en acheter 4 pliées en deux et emballées dans une des nappes en papier, et je pédalais le plus vite possible pour les ramener encore chaudes.

Retour rue des Fourmis, épisode n°16: 35 NOUVEAUX FRANCS

Ambroise Perrin

C’était la pâtisserie la plus chère, donc la meilleure, pour acheter des pralines au chocolat au lait, pour Mémé, qui était tellement malade et il fallait lui faire plaisir et cela lui ferait du bien. Maman m’avait emmené en ville. On a choisi les chocolats que la vendeuse a disposés joliment dans une belle boîte avec un ruban qui faisait des petites boucles. Elle utilisait une paire de ciseaux pour tirer sur chaque bout du ruban et cela s’enroulait. J’ai toujours la boîte qui a un couvercle couleur bronze et or, soyeux comme du velours, pour des timbres, des trombones, une vieille gomme et maintenant aussi des clés USB sur mon bureau.

Maman a payé avec un gros billet, 50 nouveaux francs, Henri IV. Ensuite, nous sommes allés au Prisunic et la maman a crié en ouvrant son porte-monnaie « mes billets ! », mon Dieu, mon Dieu on avait perdu les billets. On refait le chemin inverse en regardant partout par terre, on traverse la place d’Armes jusqu’à la pâtisserie et maman demande à la vendeuse si elle n’a pas trouvé 35 nouveaux francs en billets.

Oui, dit la vendeuse, les voilà, vous les aviez fait tomber, une cliente les a ramassés, les voilà ! Alors maman m’a dit tout fort, devant tout le monde, tu vois Ambroise, la vie est belle ! Et pour la maladie de Mémé ? Là, il faut croire au bon Dieu. Quand on souffre, on ressent de la colère, mais quand le monde est bon, on est heureux. Mémé est morte le 10 mai 1960. 

Retour rue des Fourmis, épisode n°15: LE MARTINET

Ambroise Perrin

Il était caché derrière les bocaux de conserves, dans le petit placard blanc accroché en hauteur sur le balcon côté rue, côté nord on disait avant d’avoir un frigo. Le martinet ne nous faisait pas vraiment peur, de toutes façons, ce n’était que pour les garçons, et surtout pour moi puisque j’étais le plus grand et que je devais montrer le bon exemple. Il avait un manche en bois teint en jaune et des lanières noires en cuir. On pouvait l’acheter à la COOP. Papa ne s’en est jamais servi, mais pour maman cela servait de menace quand elle disait « je deviens folle, quelle horreur, j’en prends un et je tue l’autre avec ». C’était la plus douce des mamans mais c’est vrai que nous étions parfois, comme écrit dans le bulletin, des enfants, des élèves turbulents. 

Papa, c’étaient plutôt les bons points, si on avait aidé aux corvées, monté le bidon de mazout, rangé les vélos à la cave s’il pleuvait, épluché les légumes. Et surtout des bons points avec des calculs très compliqués pour les notes au-dessus de la moyenne et le bon classement dans la classe (si on était premier dans une matière on doublait le nombre de bons points), et grosse perte de points si on était sous la moyenne, le terrible 10 sur 20. Les points se traduisaient en argent de poche pour acheter ce que l’on voulait, des livres de la bibliothèque rose ou verte. 

Maman prenait le martinet et m’appelait à la cuisine, pas la peine d’essayer de me cacher dans les 65 m² de l’appartement. En trainant un peu, elle était moins furieuse et oubliait pourquoi elle voulait me punir, et il suffisait de prendre un air contrit pour que ça passe, j‘étais bon acteur.

Les deux anecdotes que je vais raconter, c’est quand elle était « à bout de nerfs ». Elle me courait après, le martinet en main. J’avais délicatement cisaillé chacune des lanières à leur base et au premier coup, elles sont toutes tombées par terre. Na na na nanère ! « Fresch, insolent », disait grand-père. L’autre fois, j’ai joué au héros, bravant la punition, j’ai tendu les deux mains face aux coups et j’ai attrapé les lanières, tiré un coup sec, le manche échappa des mains de maman et alla la frapper au visage, une goutte de sang apparut sur la lèvre du bas et elle dit « tu m’as cassé une dent », je l’ai prise dans mes bras. Et ce fut tout.

Retour rue des Fourmis, épisode n°14: J’Y FOUS TOUT

Ambroise Perrin

La quiche j’y fous tout, c’était la recette du dimanche soir. On devait toujours finir son assiette, (pendant la guerre, on aurait été bien content de manger cela), et quand vraiment on avait des restes, ils étaient mis dans des petits raviers, chaque enfant avait le sien, gardé au frais sur le balcon nord et plus tard au frigo. Le dimanche soir donc, sur une pâte étalée dans un plat à tarte, chacun avait ses restes dans un quartier du plat, on battait trois œufs en omelette, un peu de lait pour rallonger, on versait et hop 10 minutes au four et chacun mangeait sa portion. 

À table avec mon frère on faisait aussi des échanges, par exemple, mes tomates contre ses sardines. Le tiercé riz, patates, pâtes donnait toujours les pâtes gagnantes, des Lustucru, un peu plus cher mais elles ne collaient pas, et surtout pour collectionner des points chèques chics et remplir un album avec des images. On avait aussi les légumes du jardin et les fruits du verger qu’on conservait à la cave. Chaque appartement avait deux caves, la cave à mazout avec une fenêtre pour le tuyau du camion et la cave de rangement que nous appelions nous les Perrin, la cave aux pommes. Justement, on faisait sécher des rondelles de pommes sur les claies en bois construites par grand-père, que l’on posait sur l’unique poêle à mazout dans le passage à la sortie du salon vers les chambres. On gardait les pommes séchées dans un sac en toile cousu dans un oreiller déchiré, pour l’hiver. Au minuscule bureau de papa à l’entrée, où l’on faisait aussi nos devoirs, on avait un petit chauffage à résistance électrique, un Nordmende, allumé dix minutes quand il faisait trop froid. 

Je faisais souvent la cuisine parce que j’étais l’aîné. Et les pâtes, comme on disait en rigolant, c’était vite épluché. Pour le dessert, je faisais un flan franco-russe, pistache était mon préféré. Si maman avait le temps le mardi matin elle allait au marché à la Halle aux Houblons en quittant l’école. Elle était prof au Pensionnat Sainte Philomène. Ou bien le week-end j’allais à vélo jusqu’à la ferme à Gries, pour un poulet ou un lapin. On préférait les biftecks, mais c’était rarement. Le vendredi du poisson par tradition. Du fromage, on disait que c’était la viande du pauvre. Et de toute façon, on ne mangeait pas de viande tous les jours.

Retour rue des Fourmis, épisode n°13: LONGTEMPS

Ambroise Perrin

Tu vas mourir jeune disait maman, oui je disais, mais j’aurais vécu longtemps. Je passe mes nuits à bouquiner en cachette sous les draps. La chambre des enfants est divisée en deux par un rideau, côté fenêtre, les garçons, côté porte les filles et quand les garçons on sort on dit « fermez les yeux les filles, on passe ». 

Dormir, c’est la santé, extinction des feux à 9h, les petites dorment déjà. Allez hop ! Il fallait donc prendre ma lampe de chevet et me mettre à l’envers dans le lit, la tête vers les pieds, avec le bouquin. De temps en temps, sortir la tête pour respirer l’air frais. Une fois j’avais mis une chaussette sur l’ampoule un peu trop forte parce que mon frère rouspétait, la chaussette a fondu, il y avait de la fumée, et ouvrir la fenêtre cela aurait été faire hurler toute la chambre. 

J’avais toujours sur moi mon « livre de bibliothèque ». Celle de l’école ou celle du Musée où la bibliothécaire interdisait que je prenne des James Bond, pas de mon âge. Le livre, c’était peut-être une façon pour moi, l’aîné (le brouillon…) de m’isoler de la marmaille. Mais déjà bébé parait-il, je dormais peu, je restais les yeux ouverts à regarder ce qui se passe. J’aurais bien aimé passer plus de temps avec ma Mémé. Je lisais aussi en rentrant de l’école, on avait deux chemins, soit par la montée du fleuriste Fischer et la rue de la caserne soit par la route de Marienthal. Je me suis un jour cogné dans un lampadaire, le nez dans un Jules Verne, mes lunettes cassées, je suis tombé, j’ai vraiment vu 1000 étoiles. C’était là où on traversait, devant l’entrée du cimetière Saint Georges. 

J’avais un cahier où je faisais mes critiques de livres, cela me prenait beaucoup de temps et j’avais donc très vite trois ou quatre livres de retard pour m’épancher. Je me contentais alors de mentionner le titre et l’auteur et de mettre une note sur 20. J’étais très sévère, sauf pour les Arsène Lupin. Après ma nuit à bouquiner c’est papa qui venait nous réveiller pour l’école en jouant à Rodrigue dans le Cid : « debout les Maures ! »

Retour rue des Fourmis, épisode n°12: LE TEPPAZ 

Ambroise Perrin

On avait plusieurs rallonges bout à bout qui descendaient de la fenêtre de la cuisine au premier étage, jusque sur l’herbe, devant le bloc. Là, on allumait le Teppaz, petit nom Oscar, le seul tourne-disque de l’immeuble, et tous les enfants, on écoutait La Vie de Mendelssohn par Pierre Sabbagh et de Beethoven par Catherine Langeais. Et aussi la Guilde du disque, la Ronde des Enfants et le Carrousel en Chansons. Le chat prend la souris, le chat prend la souris, ohé, ohé, ohé le chat prend la souris. 

Plus tard, Madame Ohlmann au rez-de-chaussée a eu la télévision, son mari était représentant, ils avaient aussi une Dauphine. Et quand monsieur Ohlmann partait, il embrassait Madame Ohlmann sur le front. Ensuite Richard ou Christine laissait la porte du balcon ouverte et nous nous accrochions à la rambarde pour voir Thierry la Fronde, la Bourse aux idées et la Piste aux étoiles, ou même n’importe quoi.

Le meilleur souvenir, c’est ce que l’on se racontait d’avoir essayé de voir. Il fallait donc faire preuve de perspicacité. Mais surtout, on inventait la fin, parce que Madame Ohlmann avait fermé la fenêtre. Et si aucun adulte n’était là, elle l’a rouvrait avec un sourire.

Pour les disques sur la pelouse, en fermant les yeux, on voyait les décors, les paysages, le visage des personnages. Il y avait bien un livret carré de la forme des 33 tours, avec des dessins et la photo du speaker ou de la speakerine, mais les yeux clos on était au cinéma. Mieux que la télé.

Retour rue des Fourmis, épisode n°11: CYCLOPE

Ambroise Perrin

Nous baignions dans le cinéma et c’est aux Bains Municipaux, fermés, que nous avons plongé en créant nous-mêmes le Ciné-Club Le Cyclope. Cyclope comme l’œil du spectateur et l’objectif de la caméra. Et celui du projecteur, c’était un 16 millimètres pas très puissant prêté par Monsieur Taesch, le concierge du théâtre, qui était aussi le projectionniste du cinéma Moderne dans le théâtre. 

Au Cyclope, Jean-Guy Morel s’occupait des aspect administratifs, obligation pour l’assurance. L’adresse de l’association était à la maison, au 1 rue des fourmis, et moi, j’avais réussi en candidat libre le CAP de Projectionniste en art cinématographique, les pompiers m’avaient fait passer l’épreuve pratique, en cas de film en feu et d’évacuation de la salle.

On aimait le cinéma. Je faisais les présentations des films à venir à l’Odéon, boulevard Hanauer, dans les DNA de Haguenau, j’étais le correspondant numéro 3338, à 8 centimes la ligne, monsieur Franck était le rédacteur en chef: « western avec du bruit, de la poussière et de la poudre ». 

Au Cyclope, on ne passait que des films d’Art et Essai, il fallait monter à Strasbourg en stop, chercher les bobines à la CRCC à la Cité administrative ou à l’UFOLEIS, là où il y a les Aviateurs aujourd’hui. Godard, Renoir, Hitchcock, Glauber Rocha, Fellini, Kurosawa. C’étaient surtout les copains qui remplissaient la salle. Il fallait une carte de membre pour être en règle et on perdait de l’argent à chaque projection, parfois seulement 5 spectateurs. La mairie nous avait autorisé à nettoyer nous-mêmes pour économiser la femme de ménage. André Traband aimait les jeunes, il en avait sauvé pendant la guerre. Il venait d’être élu et avait voulu changer le nom des Bains Municipaux : Centre de Loisirs et d’Action Culturelle.

Où vont les jeunes ? Ils vont au clac. ça nous faisait rire.

Retour rue des Fourmis, épisode n° 10: SLOW

Ambroise Perrin

Sept minutes et onze secondes, c’est une éternité, le temps qu’il faut pour tenter de flirter. Dans les boums, on alternait les jerks et les slows, les jerks on dansait seul, les slows c’était une fille et un garçon, un peu serrés et si possible un peu lentement. Rain and Tears, A Whiter Shade of Pale, Love me Tender, Aline et Hey Jude, take a sad song and make it better. Et on n’était pas là pour apprendre l’anglais. 

Wikipédia annonce aujourd’hui que le plus long 45 tours de l’histoire de la musique c’est 7’05, avec de gros problèmes techniques pour que tout tienne sur une face. Mais j’ai ressorti le vinyl de la fine pochette vert clair un peu déchirée avec THE BEATLES en rouge capitales et Revolution en face B, et sur la pomme de la face A, c’est bien indiqué, 7’11. Il fallait donc bien choisir et deviner quand est ce que Hey Jude allait être mis sur le tourne-disques par le copain qui ne dansait pas et qui s’occupait aussi des boissons quand il y en avait. Bien choisir, oui. Et oser demander « tu danses ?», bref, vaincre sa timidité au bon moment pour inviter la copine avec laquelle on allait tourner pour l’éternité. 

Important aussi, la couleur des chaussettes. Sinon, on avait l’impression d’être un imbécile, on ne disait pas encore avoir la honte. Le chic c’étaient des Stemm avec 2 m comme dans la publicité qui faisait monter les chaussettes jusqu’au bijou, caillou, chou, genou. « Bonheur conjugal, plus jamais de raccommodages » disait la réclame. J’en avais des orange et des bleues, surtout avoir la même couleur aux deux pieds ! Ne pas avoir les mains moites. Avoir quelque chose à raconter. Que c’est une chanson triste, et qu’on peut la rendre meilleure. 

Retour rue des Fourmis, épisode n°9: SOLEIL

Ambroise Perrin

« Il fait beau, allez jouer dehors ». Dehors, c’était la rue, devant le bloc sur l’herbe, ou derrière au jardin. Ou alors au Grand Champ, du maïs à l’angle de la rue de Marienthal. Le Grand Champ est maintenant couvert de maisons individuelles. De l’autre côté, il y avait des jardins avec des groseilliers qui dépassaient du grillage. 

Le « 1 » rue des fourmis, c’était notre bloc puisqu’il n’y avait rien de construit avant. On jouait à la balle, à 1,2,3, soleil, parfois au foot. Nous étions dans la rue en toute sérénité, nous n’avions pas de pièges à déjouer, pas de méfiances à apprendre, il n’y avait pas de risques. Quand les tanks de retour de manœuvre du camp de Schirrhein passaient pour rentrer à la caserne, rue de la caserne, les soldats s’arrêtaient pour jouer au foot avec les grands. Aucune voiture ne passait. Quand les tanks avaient trop abîmé la rue, les militaires refaisaient le macadam avec une énorme machine verte et jaune de la SIRA et un camion benne qui versait le goudron chaud. Alors sur le macadam tout neuf et très noir on faisait des signes pour les jeux de piste. Avec les restes de craie que papa ramenait du collège, une croix pour fausse piste, un cercle pour message à trouver. 

On faisait aussi des courses de vélo. On avait deux vélos pour tous les enfants du bloc, celui de ma mère, qui avait de grandes sacoches pour mettre les jambes assis sur le porte-bagages et celui de mon père avec une petite selle enfant sur la barre. Et comme la barre était trop haute, il fallait se déhancher pour passer en dessous et arriver à pédaler. Il fallait aussi que quelqu’un tienne le vélo pour démarrer et pousse un peu au début de la course. Les vélos des parents il ne fallait pas oublier de les ranger le soir dans la cave, et si c’est papa qui le faisait, il défalquait un franc des 5 d’argent de poche de la semaine.

Je garde encore la cicatrice des gravillons de la rue des fourmis sur la peau de mon genou droit, souvenir d’un jour de beau temps.

Retour rue des Fourmis, épisode n°8: TOC, TOC, TOC

Ambroise Perrin

C’était un prof génial, Spiecher, en 5e dans les wagons salle de classe du petit lycée, bien avant mai 68. Prof de français, mais il nous faisait aussi l’histoire; il nous expliquait des mots simples, liberté, égalité, fraternité. Et d’autres comme, je m’en souviens, le mot anticonformisme. Ne pas toujours croire ce que l’on vous dit, «exercez votre esprit critique» répétait-il. On rédigeait avec lui un journal de classe, polycopié, Les Grands de Demain.

 

Il nous avait fait peur avec un inspecteur qui allait venir. Il fallait se préparer à l’inspection. Quand on entendra toc toc toc à la porte, Jund se lèvera et récitera Les sanglots longs, puis le prof dira, « c’est bien assieds-toi, bonjour Monsieur l’Inspecteur » qui va s’asseoir au fond de la salle en disant continuez comme si je n’étais pas là. Ensuite Spiecher interrogera Bourrel et posera une question et c’est moi Perrin qui lèverai la main et répondrai. Après, il y aura la partie où chaque élève doit corriger son voisin et le prof passera entre les tables.

 

L’inspecteur n’est jamais venu, mais on répétait à chaque cours en échangeant les rôles. C’était certainement l’Atelier-Théâtre. Il nous a bien eu le prof, mais de toute façon, on adorait. Et il nous faisait écrire des rédactions qui racontaient les répétitions avec l’inspecteur. Spiecher était peut-être le seul prof sans surnom, comme Savate le prof d’anglais, PPCM petit prof comme Maillet le prof de math, Mickey le prof de musique. Spiecher nous a fait faire en français un exercice de maths en nous expliquant tout. Et l’heure d’après, en math, miracle, on avait compo-surprise avec le même sujet! On a tous eu une bonne note ! Spiecher avait dû espionner en salle de profs !

 

Un autre jour il nous a tous engueulés, et vraiment pour rien. Et personne n’a osé protester. Alors, il nous a raconté que pendant la guerre, sa famille ne s’était pas laissée faire par les Allemands, au risque d’être fusillée. Il avait des larmes aux yeux. Il a insisté pour que nous ses élèves on ne soit jamais comme un troupeau de moutons. Et que chacun ait toujours sa propre personnalité.

 

Un jeudi, il nous a emmenés faire une balade à vélo. On s’est arrêté pour regarder tous exactement le même paysage, chacun devait de suite le décrire et chaque rédaction fut différente, on voyait tous autre chose. On s’est ensuite arrêté dans un village où il nous a payé un coca au restaurant. On a tous eu 18 premier ex aequo dans le bulletin, le paysage c’était en fait la note de compo de rédaction, ça nous a drôlement remonté la moyenne! L’année suivante, Spiecher n’était plus là, on s’est dit que les autres profs qui ne l’aimaient pas l’avaient viré? Maintenant quand j’entends toc toc toc à une porte je sais pourquoi j’aime les profs, le théâtre et le journalisme.

Retour rue des Fourmis, épisode n°7: EN COLLE

Ambroise Perrin

Quand on avait une colle le jeudi après-midi et s’il y avait beaucoup de collés, c’était dans la salle des fêtes du bahut, et on devait recopier 100 fois une phrase très longue qui commençait toujours par « Je ne dois pas… » et que le pion nous donnait pour avoir la paix et fumer sa clope tranquille. 

J’avais un truc assez épatant, et qui marchait très bien : avec des élastiques, j’attachais deux bics à une règle plate en me débrouillant pour que l’écart soit exactement celui d’une ligne de double feuille à grands carreaux. En appuyant bien, je faisais en 50 fois 100 lignes. Plus tard, quand je fus pion (il y avait les SE surveillants d’externat et les MI maître d’internat pour les dortoirs la nuit) j’ai voulu innover. Au lieu de donner 100 lignes, je demandais de copier un texte sur une grande feuille que je fournissais, (récupération des chutes à l’imprimerie des Dernières Nouvelles d’Alsace où j’étais aussi pigiste pendant mes études de journalisme). 

C’était une page du Gaffiot que je faisais recopier en exigeant de ne faire aucune faute. En une année, je n’ai obtenu que 13 pages moi qui rêvait d’avoir le dictionnaire de latin manuscrit en entier. Le dico du lycée avec sa couverture en tissu bordeaux foncé et le haut du dos cassé, et avec un tampon bleu sur la page de titre, faisait 1702 pages jusqu’à zythum, i, n, bière, boisson faite avec de l’orge. Mes élèves punis se sont donc arrêtés à la page 13, le verbe àbùtor, transitif, user jusqu’à disparition de l’objet. Ironique frustration pour mes ambitions de bibliophile. Le monde avait bougé c’est évident, on donnait moins de colles «que de mon temps», lorsque j’étais en 6e.

Retour rue des Fourmis, épisode n°6: LA BOULE

Ambroise Perrin

Grand-père avait une grosse boule sur le haut de la main gauche. Comme une noix entre le majeur et l’index. On jouait parfois à la toucher, c’était un peu mou, cela ne lui faisait pas mal. Il disait que c’était un sixième doigt, et le mystère nous plaisait bien. Les grands-parents étaient à la maison parce qu’un SADAL s’était installé exactement à côté de l’épicerie de Wissembourg, et du jour au lendemain, plus personne, plus un client, tous ceux qui étaient venus pendant la guerre à crédit allaient maintenant acheter leur moutarde en pot de verre fermé au SADAL et non plus en vrac, pesée à l’épicerie. Je me souviens encore de la balance Roberval avec les deux plateaux de cuivre où l’on s’amusait à mettre des poids.

On avait entendu le mot faillite, comme un gros mot des adultes, qu’on disait à voix basse. Toute une vie, trois générations d’épiciers, disparue en quelques mois. Et la vente du magasin avec la maison à un marchand de laine opportuniste avait juste payé les dettes aux fournisseurs. 

Grand-père était quelqu’un de très gentil, surtout avec grand-mère qui était très malade. (cancer était un mot tabou comme faillite). Gentil aussi avec les enfants. Enfin, parfois, il pouvait être très sévère, maman avait un martinet, mais c’est une autre histoire, un jour grand-père avait dû me donner une fessée. J’imagine ma culotte sur les chaussures et couché sur ses genoux. Et ma chère grand-mère qui disait en alsacien « non Auguste ne lui fait pas mal» et grand-père avait mis sa main sur mon cul nu, et c’est sur sa main qu’il donnait la bonne fessée sonore. Avec son alliance, il tapa trop fort sur la veine de la main, le sang n’arrêtait pas de couler, ils sont allés à l’hôpital où ils ont tout recousu, et la peau a commencé à pousser tout autour et a fini par faire cette grosse boule.

Retour rue des Fourmis, épisode n°5: LE RALLYE DES GOSSES

Ambroise Perrin

Merci ! Merci un demi-siècle plus tard, de la part d’un gamin de 15 ans. C’était le Rallye des Gosses de monsieur Gérard Mengus, président (ou chef) de l’AGF, l’Assemblée Générale des Familles, un prof ami de mon père au Collège technique industriel 123 route de Strasbourg. Les doctes sociologues disent que la vie associative forme la jeunesse et le sens des responsabilités. J’étais moniteur, un groupe d’une vingtaine de gosses du quartier et on faisait des jeux de piste pendant les vacances. Il y avait aussi une monitrice plus vieille, elle avait 17 ans. On comptait avant et après pour qu’il ne manque personne. Certains étaient plus âgés que moi, mais c’est moi qui choisissais les rues avec des flèches à la craie et une croix pour faire demi-tour, et je coinçais des papiers pliés entre deux pierres : « combien reste-t-il de cerises dans le cerisier ? »

On marchait beaucoup, on inventait des catastrophes. Plus tard, on a eu un local au rez-de-chaussée du 185 Grand’rue, et la cuisine est devenue un labo photo, on avait la clé, on pouvait venir quand on voulait et s’enfermer dans le placard avec la copine pour expliquer comment enrouler le film sur la bande gaufrée de la cuve de développement Prestinox ou dans les spires de la roue de la cuve Paterson, l’essentiel étant d’avoir nos mains sur nos mains dans le noir. C’était le prolongement du Rallye des Gosses. Tout le monde voulait développer des photos, le révélateur, le fixateur, l’agrandisseur et les boums dans la pièce d’entrée.

On nous faisait confiance. La fenêtre à côté de la porte d’entrée était en Œil de bœuf. 

Retour rue des Fourmis, épisode n°4, LES HANNETONS

Ambroise Perrin

Est-ce qu’il y a encore des hannetons dans les herbes en ville à Haguenau ? On habitait chez les insectes, rue des guêpes, rue des chenilles, rue des cigales, la nouvelle rue des papillons avec le grand bloc des aviateurs de Drachenbronn en construction dans notre champ, à l’arrière de notre rue des fourmis. C’était notre jardin, il y avait même la vigne de Madame Lembach au milieu des pommes de terre et la rhubarbe. Les hannetons on les attrapait pour les mettre dans des boîtes d’allumettes grand format avec des petits trous pour respirer.

On cherchait aussi des têtards dans les ruisseaux qui traversaient les près avant les Missions Africaines. Aucun têtard ne s’est jamais transformé en grenouille dans nos bassines, mais les hannetons on en faisait des bombardiers. Il fallait des fils très très fins pour qu’ils soient légers, qu’on accrochait aux pattes des bestioles, si possible 3 ou 4 ensemble. Ensuite en classe, par exemple en math, on ajoutait un autre fil avec un tout petit bout de buvard qu’on trempait dans l’encrier, on ouvrait la boîte et on espérait un vol d’escadrille vers la blouse blanche du prof, n’est-ce-pas-donc-ici. 

Quand Sergent Pepper’s Lonely Hearts Club Band a succédé à Revolver, on aimait tellement les Scarabées (Beatles en anglais) qu’on a formé un groupe pour les boums, avec une seule guitare, celle de Keith de Weitbruch, et on s’est appelé les Rebeatonles, Re devant et on au milieu, pour faire encore plus anglais. Moi je n’avais que deux 33 tours, le Dutronc où on le voit de haut, l’index pointé, et plus tard l’album blanc (double album n° 0153 113, j’ai aussi gardé les photos de John, Paul, George et Ringo, à l’époque punaisées au-dessus de mon lit sous le crucifix acheté pendant la guerre par grand-père et le torchon imprimé de la Joconde, cadeau de la Tante Hélène). Et aussi un vieux 45 tours, Enrico Macias, Enfants de Tous Pays. Les autres disques c’étaient des échanges.

 Les hannetons et les scarabées, on appellerait cela aujourd’hui des activités périscolaires.

Retour rue des Fourmis, épisode n°3: LES PORTES-CLÉS

Ambroise Perrin

C’était le temps des insouciances. Les mamans n’accompagnaient pas les enfants à l’école, les petits allaient avec les grands et pour rentrer on rentrait seul. J’avais huit ans, l’âge de faire des détours, au retour. C’était aussi le temps de la collection des porte-clés. Du Petit Lycée dans la cour du Musée à la Rue des Fourmis et ses quatre blocs bien alignés, il y avait au carrefour les atours de la Grand’rue apparue si longue de magasins enchantés. On y rentrait en étant bien poli, «bonjour Madame». La commerçante devinait la requête du petit balourd : «vous avez des porte-clés s’il vous plaît ?». Parfois ça marchait et on rentrait dare-dare triomphant à la maison, un de plus à mettre dans sa boîte à chaussures (mon frère avait sa propre boîte).

Deux plaquettes de plastique serties autour d’une réclame, une chaînette fragile et un anneau. La chance c’était le porte-clés avec une image qui bougeait, et encore mieux, avec un petit objet qui rappelait le commerce de la généreuse commerçante. À raison de trois ou quatre magasins à chaque fois, les espoirs restaient infinis. Je me souviens que la quête apportait bien plus de plaisir qu’une contemplation des trésors. Aujourd’hui les anneaux doivent être rouillés, et cela fait 60 ans que je n’ai pas ouvert le carton, mais pour rien au monde je ne jetterai mes porte-clés. Je sais, un jour, on mettra le lot pour 1 euro sur le Bon Coin, mais je ne veux pas y penser.

Retour rue des Fourmis, épisode n°2 :  LE CLUB DES CINQ   

Ambroise Perrin

Quand maman nous a dit qu’on allait avoir un nouveau petit frère, ou une petite sœur, nous les enfants on a vite cherché un prénom. C’était bien avant les échographies et on avait la surprise à la naissance. Il y avait des trucs pour deviner, mais cela ne marchait qu’une fois sur deux. Les enfants nous étions déjà trois, les ABC, Ambroise, Blandine, Claude, ce serait donc soit Damien, soit Dorothée. 

Nous lisions le Club des Cinq, et nous tentions d’écrire nous-même la même chose, les ABCDE, sans le chien Dagobert. L’appartement était trop petit pour avoir un chien. Dans un cahier de brouillon Clairefontaine neuf nous faisions un plan de l’histoire, assis dans l’herbe devant le n° 1 de la rue des fourmis, avec les autres du bloc. Les grands lisaient déjà les «bibliothèques Verte», les Michel et les Alice et nous les «bibliothèques Rose», le Club des Cinq et le Clan des Sept. 

En une après-midi du jeudi on pouvait lire un volume, c’était possible d’une traite, mais je dois expliquer la technique : pour les nouveaux, on les achetait chez Bastian, c’était 3 francs, et ils servaient aussi pour les cadeaux d’anniversaire ; mais pour les autres, il y avait un truc épatant, on allait chez Vincenti. Au milieu du magasin il y avait un énorme poteau avec des rayonnages et les livres «enfants». Comme on restait debout pour lire, monsieur Vincenti nous disait de nous asseoir sur des chaises en raphia, qui laissaient des traces sous les cuisses. On adorait vraiment aller chez lui, on pouvait mettre un papier pour marquer la page où on s’était arrêté (en espérant que le livre ne soit pas vendu entre-temps) et encore plus formidable, on gardait la librairie quand monsieur Vincenti allait boire une bière au Raisin. Quand j’étais seul il me demandait «ça parle de quoi ?» et j’étais incapable de raconter le livre alors j’inventais une autre histoire, juste pour répondre poliment. 

Après, quand on est devenu plus grands, il y a eu les «Rouge et Or», plus chers. Ma petite sœur s’appelle Véronique. 

Retour rue des Fourmis, une nouvelle série – n°1: DANS LA CULOTTE

Lorsqu’en 1972 j’ai quitté le 1 rue des Fourmis à Haguenau, dans le nord de l’Alsace, c’était pour aller en fac à Strasbourg. On y habitait en famille depuis 1954, dans un ‘bloc HLM’. Je me suis dit, j’y reviens tous les week-end. Puis je suis parti à Paris, et je me suis dit, j’y reviens tous les mois. J’ai toujours adoré me souvenir de la rue des fourmis. J’étais journaliste à FR3, et une année j’avais une émission sur la vie quotidienne que j’ai intitulée Rue des Fourmis. Après la télévision, j’ai rejoint le Parlement européen, surtout à Bruxelles, et je me suis dit, je vais écrire un roman sur la Rue des Fourmis. Je vais le faire (bientôt…).

En attendant, parce qu’à Haguenau mon ami Éric tient la boutique d’un chouette hebdomadaire, Maxi-Flash, j’ai joué en épisodes à l’exploration des petits riens de la mémoire. Je les reprends maintenant dans mon blog AFP Ambroise-Fiction-Presse, les voilà ces petits riens triturés avec de petites histoires pour vérifier que tout ce qu’on invente est vrai, comme ces épisodes de Retour rue des Fourmis

épisode n° 1 : DANS LA CULOTTE

Ambroise Perrin

Quand on a raconté 100 fois la même histoire, elle est vraie. Mon frère Claude dit qu’elle est fausse, maman affirme n’en avoir aucun souvenir. Les anecdotes de l’enfance sont celles que l’on répète aux fêtes de famille, que l’on écoute avec un sourire entendu et un air de surprise de bon aloi, même si c’est la 10 ème fois qu’on l’entend avec des variations qu’on se garde bien de relever. 

Donc cette histoire est belle et la voilà. Gamins, notre salle de jeu, c’était dehors, le macadam de la rue des fourmis, et moi, Ambroise, le plus grand, je devais donner le bon exemple. Surtout à mon petit frère d’un an et demi plus jeune. Et quand il y avait une bêtise de faite, c’était la faute de l’aîné. On jouait tranquillement devant le bloc. Et un accident arriva. Caca ! Claude avait fait caca dans sa culotte. Je passe les détails, ça collait, ça coulait. Il grimpe en courant les escaliers, j’avais d’autres choses à faire que de m’occuper de mon petit frère.

Il redescend propret, prêt à jouer. Jouer dehors consistait en une succession d’activités spontanées qui cherchaient à défier ce que l’on entendait en sortant de l’appartement, « soyez sages les enfants ». Claude n’avait pas été sage puisqu’il avait fait caca dans sa culotte. Il a donc été grondé, et en pleurs, il a tout expliqué, fort, du haut de ses 3 ans, d’une assimilation précoce des rouages rusés et sans scrupules de la culpabilité et de l’innocence : « le caca dans ma culotte, c’est pas de ma faute, c’est Ambroise qui m’a fait dedans ».

Londres : adieu à l’Arène !

AFP, Ambroise-Fiction-Presse, 17 septembre 2022, 13h13 ap

Les Britanniques adorent la corrida. Conséquence directe du Brexit, elles sont devenues impossibles au Royaume-Uni, l’importation de taureaux rageurs ayant été soumise à des taxes anti-européennes terriblement élevées et excessivement dissuasives. 

Nombreux sont les sujets de sa Gracieuse Majesté qui apprécient des villégiatures en Espagne et dans le Midi de la France, et ont donc reconstitué chez eux des arènes, parfois plus folkloriques que sportives, mais où les moutons ne sauraient remplacer les taureaux. Depuis la sortie de l’Union européenne, elles ont toutes fermé une à une, la dernière ce week-end à Londres.

The last Corrida, adieu à l’Arène ! 

AFP-Ambroise-Fiction-Presse 2022-09-17, 13h13 ap

Strasbourg : lampes de poche aux musées 

AFP, Ambroise-Fiction-Presse, 15 septembre 2022, 13h13 ap

Poètes vos papiers ! clame ironique Léo Ferré pour inciter chacun à prendre la plume et écrire. Visiteurs vos lampes de poche ! ordonnent provocateurs les Strasbourgeois pour se rendre dans les musées de la ville. C’est une lumineuse riposte à la fermeture des musées chaque midi à l’heure du déjeuner, et deux jours de suite dans la semaine, interruption des services par la municipalité de Strasbourg qui entend ainsi faire des économies d’électricité et de salaires. 

L’idée d’investir les lieux avec son propre éclairage est ludique. L’ambiance est festive, les entrées de plus en plus nombreuses, le ridicule oublié par charité. Les Strasbourgeois et les touristes se promènent ainsi dans les salles obscures aux heures bannies lampe de poche en main, avec la complicité du personnel ravi d’avoir retiré ses préavis de grève.

Des petites conférences sont organisées à l’ombre des toiles en fleurs. Des historiens de l’art, des ministres de la culture, des peintres contemporains viennent marquer leur solidarité avec les illuminés… Le sombre devient clair, les musées sont bleus comme une orange, et les verts rouges de honte. L’Origine du Monde et l’Apologie de la Bêtise sont les deux œuvres les plus admirées.

AFP-Ambroise-Fiction-Presse 2022-09-15, 13h13 ap