Détours rue des Fourmis, épisode 4: PRIVÉ

Ambroise Perrin

On jouait au ballon dans le « petit pré », celui un peu de côté du bloc. Plus tard, dans les années soixante, les premières voitures s’y sont garées, là, dans l’herbe. On pouvait encore courir dans le « petit pré » en slalomant. C’était aussi le point de départ et d’arrivée des jeux de piste dans le quartier. Maintenant, c’est du macadam avec des lignes blanches pour délimiter 10 emplacements, tous marqués d’un accueillant avertissement : privé.

Détours rue des Fourmis, épisode 3: GRENIER

Ambroise Perrin

La tuile en verre au milieu du toit du premier bloc est toujours là. J’avais réussi à la placer en remplacement d’une tuile en terre cuite. C’était en 1967, la lumière du ciel permettait d’éclairer la « cabane » que je m’étais installée au grenier, ma piaule, avec une armoire déglinguée qui faisait paravent et un pouf en plastique orange gagné avec des paquets de lessive. Je pouvais bouquiner tranquillement entre les rangées de linge qui séchait.

Détours rue des Fourmis, épisode 2: PIÉTÉ

Ambroise Perrin

La Coop au crépi blanc, où l’on montait cinq marches pour accéder au magasin, est aujourd’hui un immeuble presque jaune avec un balcon en rondeur. Devant, la colonne de grès gris-rose-verdâtre est toujours là ; on lit 1897 dans la mousse, il y a un pot de fleurs artificielles au pied et une mini chapelle au sommet. Bildstoeckel, l’image en haut de la colonne ? Trois barres protègent une petite statue du Christ Sacré-Cœur, manteau rouge sang sur fond bleu roi. Il doit être régulièrement repeint.

nouvelle série – Détours rue des Fourmis, épisode 1: CONSTRUCTIONS

Ambroise Perrin

Retour rue des Fourmis fut une exploration des années d’enfance, les années 1960, un regard ironique sur les clichés de la nostalgie. 

Détours rue des Fourmis sera plus descriptif, des textes courts rédigés sur place et publiés à un rythme plus soutenu sur « ce qui a changé » dans le quartier du Bildstoeckel à Haguenau. 

Je confronte ici ma plume à un triple vieillissement, celui du lieu, celui de mes souvenirs, et surtout celui de la façon dont je raconte les choses. Tout ceci en priant mes chers lecteurs de considérer que ma seule, modeste mais tellement enthousiasmante, prétention, est celle de faire de la littérature. Merci à tous ceux qui me gratifient de commentaires ! Il y aura une troisième étape, toujours au départ de la rue des Fourmis, un roman à Haguenau où comme toujours, tout ce qu’on invente est vrai….

CONSTRUCTIONS

Rue des Fourmis, le retour fut un plaisir, raconter l’interaction du temps qui passe et des souvenirs qui s’échappent. Arpenter concrètement les rues de ce quartier Bildstoeckel de Haguenau ce sera faire des détours, Détours rue des Fourmis, cette nouvelle chronique, un peu la « saison 2 » du Retour rue des Fourmis. Faire des détours est une manière d’éviter le but, ou de n’y toucher que le plus tard possible. Est-ce un manque de droiture ? La ligne la plus courte entre deux points, le début et la fin de la rue ? Des détours moralement répréhensibles ? Détours pour jouer avec la crainte d’affronter cette réalité, « tout change », qu’on cherche à cacher ou à atténuer. 

Un homme plein de détours perd autorité et crédit. Un paysage qui nécessite des détours pour être appréhendé inspire une délicatesse de sentiments. La fertilité des détours peut étonner, en manquer un et l’on en invente un autre : ici on ne se plaindra jamais au risque de finir par être méprisé.

Mon immeuble, le numéro 1 rue des Fourmis, le premier des quatre « blocs », porte maintenant la plaque numéro 5. Deux maisons ont été construites, au 1 et au 3, dans le terrain vague où l’on attrapait les hannetons. On a l’impression que seul ce qui ne se voit pas n’a pas changé.

Retour rue des Fourmis, épisode 28: AU LOIN

Ambroise Perrin

Cet épisode numéro 28 de Retour rue des Fourmis est le dernier de cette première série, je pars au loin de la rue de mon enfance. Cette série sera suivie par Détours rue des Fourmis.

Retour rue des Fourmis était une exploration des années d’enfance, les années 1960, un regard ironique sur les clichés de la nostalgie. 

Détours rue des Fourmis sera plus descriptif, des textes courts rédigés sur place et publiés à un rythme plus soutenu sur « ce qui a changé » dans le quartier du Bildstoeckel à Haguenau. 

Je confronterai ma plume à un triple vieillissement, celui du lieu, celui de mes souvenirs, et surtout celui de la façon dont je raconte les choses. Tout ceci en priant mes chers lecteurs de considérer que ma seule, modeste mais tellement enthousiasmante, prétention, est celle de faire de la littérature. Merci à tous ceux qui me gratifient de commentaires ! Il y aura une troisième étape, toujours au départ de la rue des Fourmis, un roman à Haguenau où comme toujours, tout ce qu’on invente est vrai….

AU LOIN

« Les filles avec nous ! ». Cri du cœur de Mai 68. Nous sortons du lycée, les terminales et même certains troisièmes comme moi, pour faire une manif. À peine devant le musée, voilà les pompiers avec une lance à incendie qui nous arrosent pour nous empêcher de passer ! On contourne l’église protestante par la rue de l’Imprimerie Lévy jusqu’au gymnase du Pensionnat Sainte-Philomène. La grille n’est pas fermée à clé, on entre, on traverse le parquet de la salle de gym et là on s’arrête, car sœur Monique hurle : « Mettez les patins, mettez les patins ! ». « Les filles avec nous ! », mais on fait demi-tour. 

J’irai ensuite en stop à Strasbourg : mon premier resto U à la Gallia, les coulisses du TNS, des acteurs qui me donnent envie de lire de « vrais livres ». Je vais réussir mon BEPC et le concours d’entrée en seconde AB du lycée commercial, mais on me fait redoubler la troisième ; je découvrirai des années plus tard en fouillant les archives du bahut que c’était pour « raisons disciplinaires ».

Tout change. La ville vend les appartements du bloc du 1, rue des Fourmis à une société qui les revend en vingt-quatre heures ; les loyers doublent ; les familles ne savent pas s’organiser efficacement contre la Sogestim ; le procès est perdu ou peut-être n’a-t-il même pas eu lieu. Maurice, l’épicier de la route de Marienthal, a fermé. Thérèse, la vendeuse de la Coop, change de succursale après vingt ans rue des Cigales, on va lui rendre visite à vélo. Au Marxenhouse, on ouvre un magasin comme un entrepôt ; on se sert tout seul et on paye en sortant, l’huile est moins chère. 

On veut vivre en communauté. On loue l’appartement de madame Lembach, qui est partie ; des copains : Michel, le prof de chimie du lycée, fana d’alpinisme ; Jean-Guy, le cinéphile ; et des copines. Pion à Haguenau, étudiant à Strasbourg, le copain me pique la copine. La rue des Fourmis s’éloigne. 

Ensuite, Mai 68, on le revit par procuration, année après année. De formidables incitations pour les choses de l’esprit, les festivals pop à l’île de Wight ou à Rotterdam (j’ai dormi pendant Jimi Hendricks, on ne connaissait pas le programme ; j’ai fait des photos de Pink Floyd avec Syd Barrett caché dans un coin) ; le théâtre In et Off à Avignon ; la littérature et Flaubert ; le cinéma avec Fassbinder et les comédies musicales, Singin’ in the Rain est mon film préféré ; les découvertes tellement stimulantes à la fac avec des profs géniaux ; les nuits dingues à réviser, trois jours sans dormir ; les examens qu’on n’imagine pas rater, 420 étudiants en première année, 92 en licence ; les trucs pour échapper au service militaire ; les remplacements de boulot dans des journaux ; les voyages loin de la rue des Fourmis. 

J’ai 20 ans, le plus bel âge de la vie ? J’ai 20 ans et déjà des souvenirs, ceux de quand j’avais 15 ans. On habitait encore chez ses parents dans le bloc trop petit, pour nos rêves et pour les photos des quatre Beatles de l’Album blanc au-dessus du lit. Et à 15 ans, j’avais écrit à mon amoureuse que je n’osais pas embrasser : « Réveille-moi quand ce sera la fin du monde. » 

Fin du Retour à la rue des Fourmis ; à suivre avec Détours rue des Fourmis

Retour rue des Fourmis, épisode 27: POISSON D’AVRIL !

Ambroise Perrin

Papa adorait faire des blagues, c’est comme cela que j’ai appris le mot facétieux. Surtout le 1er avril ! Il annonçait à ses collègues du lycée qu’aujourd’hui il remplaçait le directeur. Ou bien il demandait à notre voisin, monsieur Ohlmann, qui avait une Dauphine, s’il valait mieux qu’il achète une ID 19 ou une DS 21. Il annonçait qu’il supprimait l’argent de poche ou qu’on partait ce week-end en vacances à la mer, que Maman aurait un Solex pour la fête des Mères et que les garçons, on pourrait rouler avec le dimanche.

Si le 1er avril était un dimanche, il laissait des exemplaires du Canard enchaîné sur les bancs de l’église. Il nous réveillait à 6 heures du matin pour aller à l’école ; au repas de midi, on prenait un petit déjeuner. Mais c’est surtout à ses élèves qu’il faisait des blagues, et il a continué jusqu’à sa retraite. Il racontait que Napoléon s’était arrêté à Haguenau pour manger dans une auberge à son retour de la retraite de Russie. C’était sur le chemin de Paris. Il donnait la plus mauvaise note au meilleur élève en rendant les copies. Il fallait rester dans la cour de récréation pour la leçon de géographie, parce que les ouvriers repeignaient les murs de la classe.

Mes poissons d’avril étaient souvent dramatiques : j’ai cassé mes lunettes, j’ai un zéro en rédaction, je disparais toute la journée pendant un camp scout… Et puis une blague un peu cracra : il était absolument interdit de lire aux cabinets, il y avait toujours un suivant qui attendait. Je traîne, je traîne, ça dure. Une petite sœur pleurniche et me dénonce ; je finis par sortir, le pantalon sur les talons et un long morceau de papier toilette bien maculé de brun brandi sous le nez de tous… caca, beurk, beurk ! C’était un morceau de chocolat fondu, miam miam ! Poisson d’avril !

Retour rue des Fourmis, épisode 26: L’ESCARGOT ET LA GRENOUILLE

Ambroise Perrin

L’oncle Jean, qui habitait loin dans les Vosges, et qui était mon parrain, avait une caravane. Une année, ils se sont arrêtés rue des Fourmis, de retour du Portugal, au bout du monde. C’était avant les diapos, je n’ai donc pas d’images en mémoire, mais il racontait bien ses voyages tous les ans, l’Italie, la Yougoslavie ; il racontait surtout les pannes de voiture et la boule de la caravane qui cassait dans les montées. C’était une caravane ronde de marque Escargot et il fallait freiner dans les descentes, sinon la voiture partait tout droit « dans le décor » ; j’aimais bien imaginer le décor, comme au théâtre. L’oncle Jean était l’instituteur et le secrétaire de mairie de Grandvillers et tante Ninette, l’institutrice. Les élèves de Grandvillers devaient certainement apprendre la géographie grâce à leurs voyages.

Quand Papa a acheté la 2 CV, il a emprunté de l’argent à son frère, qui ensuite a demandé une caution de la Caisse d’Épargne, ce qui a coûté très cher. Je crois qu’on a été brouillés pendant des années. C’est une leçon, avait dit Maman, jamais d’histoire d’argent dans la famille. Au bahut à Haguenau, il y avait un prof de sciences nat qui organisait tous les ans un voyage en autocar avec les autres profs. Il avait un surnom, je ne me souviens plus lequel. Lui faisait déjà des diapos ; de retour de voyage, il enlevait sa blouse blanche scientifique et nous faisait une projection en classe, au lieu de découper une grenouille. 

Retour rue des Fourmis, épisode 25: L’INSOUCIANCE

Ambroise Perrin

On avait deux « polios », des poliomyélites, en classe de dixième. On les aidait à monter l’escalier et ils nous prêtaient leur fauteuil roulant pour faire des courses dans la cour. Ça nous paraissait très normal, je ne me souviens d’aucune moquerie, juste que parfois, ils sentaient vraiment la sueur, c’était difficile pour eux de se laver. La maîtresse nous avait dit qu’il y avait des gens qui étaient différents, c’est tout.

On avait d’autres élèves différents : Sylvain, un israélite qui ne pouvait pas tourner la lumière les jours de fête, et le samedi je lui portais son sac jusqu’à la maison ; et moi, j’étais le seul à avoir des lunettes et je ne pouvais donc pas jouer avec un ballon, trop dangereux. En sport, quand on avait foot ou basket, Wendling, le prof qui avait été champion du 400 mètres me disait : « Perrin, tu fais des tours du stade de l’Union », c’est peut-être pour cela que, plus grand, j’étais bon en cross-country. 

Des copains du petit lycée, je me souviens encore de presque tous les noms. Acker, que je vois toujours et qui est artiste peintre ; il habitait dans le seul immeuble de Haguenau avec un ascenseur, on allait y faire des tours ; Amann, le fils du photographe ; Bourrel, qui voulait être prof de sport ; Bucher, le papa était docteur ; Christ, le plâtrier ; Dreyfuss, le magasin de meubles ; Jaeckel, le boulanger, etc., par d’ordre alphabétique jusqu’à Werner. 

De ces années, où à part les copains, il n’y avait que la famille et la lecture, il me reste un parfum d’insouciance, bercé par ces mots : « Vous avez une enfance avec de la chance », parce que les parents parlaient encore de la guerre, avec là des mots qui étaient terribles et que les enfants ne faisaient que de deviner. 

Retour rue des Fourmis, épisode 24: LES PROCESSIONS

Ambroise Perrin

Des pétales de fleurs pour le Mois de Marie ou la Fête-Dieu, je ne sais plus, et c’était pour jeter pendant la procession. Des hommes portaient la statue en bois, le curé une grande croix et les enfants de chœur, dans une chasuble en dentelle de la sacristie, marchaient devant ; celui qui avait de la chance tenait l’encensoir et essayait de le faire tourner le plus haut possible, sans que le couvercle tombe. On chantait : « Ma lumière est mon salut » et nous, les malins, on murmurait : « Ma lumière, c’est mon sale cul», personne ne l’a jamais remarqué. 

J’étais servant de messe à Saint-Georges parce que j’aimais le théâtre, tourner autour de l’autel et tenir la coupelle à la communion. Et quand un jour, ce fut Monique, ma main tremblait tellement que le curé m’a regardé, étonné. Tôt le matin, à sept heures, c’était la messe de l’abbé Burg, il fallait vraiment arriver à l’heure et entrer par la petite porte du haut, car il commençait sans attendre ; je l’ai rencontré une fois à la bibliothèque du Musée et il m’a fait visiter les caves où il y avait des silex de plusieurs millions d’années trouvés dans la forêt près du Gros Chêne. 

J’ai fait la première communion, mais pas la solennelle, je n’avais pas voulu, j’étais déjà « révolté », comme disait Papa. Mais j’ai quand même fait semblant à cause de mon frère un an plus jeune ; on devait la faire ensemble pour organiser un seul repas de communion avec toute la famille, venue parfois de loin, des Vosges. Mon frère a-t-il eu une montre de son parrain ? Et tous les deux, on était en costume de tergal gris brillant, chacun le sien, et ajusté sur mesure, acheté chez Tillwy. Je me souviens que madame Tillwy avait laissé long le bas du pantalon ; « Ils vont encore grandir », avait dit Maman.

Pour les fleurs des processions, on allait sonner aux maisons avec jardin et on demandait poliment : les gens prenaient un sécateur et nous coupaient celles un peu flageolantes ; le mieux, c’étaient toujours les roses avec beaucoup de pétales.

Retour rue des Fourmis, épisode 23: LE LINGE

Ambroise Perrin

Les mamans bavardaient dans ce que l’on appelait la cour arrière, une plaque de béton à la sortie de l’escalier des caves après avoir traversé la buanderie. De l’autre côté de cet espace, c’était le garage à vélos. Quand tout le monde a eu une machine à laver, une vraie, pas celle avec juste les deux rouleaux en caoutchouc beige clair pour essorer le linge, la buanderie ne servait plus avec ses grands bacs en béton. Alors, je l’ai transformée en labo photo en montant des panneaux d’aggloméré de récupération pour faire le noir complet et en prenant l’électricité pour l’agrandisseur et la lampe rouge inactinique sur l’ampoule du plafond. 

Les cordes à linge étaient tendues sur de petits poteaux en béton dans le jardin, après les carrés de potager et devant les deux rangées de vignes de madame Lembach, la première à avoir habité dans le bloc. Il n’y avait pas de nom, mais chacune savait quelles étaient ses cordes, enfin, à peu près, « mais je vous en prie, allez-y, je n’ai pas grand-chose à pendre aujourd’hui ». La championne, c’était madame Loewenguth et ses neuf enfants. Maman était la seule des six appartements qui travaillait, enfin, qui n’était pas seulement mère au foyer. Et souvent, on demandait de l’aide à Papa pour remplir des papiers administratifs. 

Quand il faisait très chaud, il y avait des sauterelles et des hannetons dans les corbeilles à linge. On raconte même qu’un jour, quand les mamans avaient fini de bavarder, le linge était déjà sec et elles ont pu remonter avec.

Retour rue des Fourmis, épisode 22: LE LAC

Ambroise Perrin

Quand Mémé a eu son cancer, Papa a acheté une 2 CV ; on l’a revendue quand elle était morte. On allait la promener le jeudi après-midi et le dimanche, les enfants à tour de rôle à l’arrière, c’est Maman qui a passé son permis en premier, avant Papa. Quand elle l’a passé, elle a renversé des poubelles sur un trottoir entre la rue du Presbytère et la rue Saint-Georges, mais elle l’a quand même eu. La 2 CV était grise, pas comme les tractions, qui étaient noires, avec un coffre rond. 701 DS 67. 

Quand Mémé s’asseyait, les caoutchoucs du siège métallique cassaient parfois, on mettait des coussins sous la toile des fesses pour que cela soit plus confortable. Elle disait toujours qu’elle était heureuse – à la fin, elle ne parlait plus qu’en alsacien – et qu’elle aimait bien Papa, qui était français, et qu’elle avait été plusieurs fois allemande. 

Quand Maman lui demandait si elle avait mal, elle disait que non. Elle avait un grand trou dans l’estomac ; je crois qu’une fois, elle a mangé un œuf dur, qui est ressorti. Jusqu’à ce qu’elle aille à l’hôpital, on faisait des promenades, le docteur venait lui faire des piqûres et l’oncle Karl est venu exprès d’Allemagne pour la voir ; c’était sa petite sœur, Mémé, et pendant la guerre, ils avaient eu des secrets. 

Un dimanche, Papa a décidé d’aller lui montrer le lac de Gérardmer, c’était chez lui, on a dû descendre pour que la 2 CV puisse monter, il s’est arrêté entre deux sapins pour lui montrer le lac d’en haut, elle a dit que c’était très beau, et plus tard on a dit que c’était sa dernière sortie.

Retour rue des Fourmis, épisode 21: LE SCHNAPS

Ambroise Perrin

Un mètre de neige, était-ce possible ? Il fallait creuser une tranchée pour aller de l’entrée du bloc à la rue. Après, le chasse-neige passait et on marchait jusqu’à l’école, les petits suivaient les grands. De batailles de boules de neige, je ne me souviens que d’une, seul contre une voisine de la rue Anshelm ; j’avais 9 ans, très amoureux. Un bonhomme de neige avec une carotte et deux morceaux de charbon ? Il y a heureusement une photo au bord dentelé qui atteste de cette tradition. Il fallait aussi laisser les chaussures dans les escaliers et suspendre les pantalons trempés à un fil en nylon au-dessus du poêle à mazout. On avait de gros pulls de laine qui gratte et envie tout le temps de faire pipi à cause des pieds mouillés.

Papa nous a raconté la retraite de Russie, c’était passionnant, avec tous les noms des maréchaux de Napoléon et puis les grognards aux moustaches gelées qui s’endormaient dans le froid de la plaine et ne se sentaient pas mourir, il neigeait, il neigeait toujours. 

Mais le meilleur souvenir, c’est celui de Mémé. Je sens encore sa douce main sur ma poitrine avant de partir à l’école, elle soulevait le pull et le maillot de corps, la finette, et avec un bout de drap plié en quatre imbibé de schnaps, elle me badigeonnait du nombril jusqu’au cou ; ça piquait, ça sentait très fort, la tête tournait un peu et c’était très bon contre les microbes, surtout la tuberculose.

Retour rue des Fourmis, épisode 20: LES HONGROIS

Ambroise Perrin

La Fête du Houblon, c’était très chic de la trouver très plouc. Mais on allait quand même au défilé, et aussi manger des knacks à la Halle aux Houblons pendant les danses folkloriques de tous les pays du monde. 


C’est l’accordéon qui faisait la différence, l’accordéon qui faisait vraiment plouc. Bientôt, j’allais écouter « Campus » sur le transistor Nordmende que Mémé avait eu à l’hôpital ; sur Europe 1, Michel Lancelot passait des chansons avec de longs solos de guitare électrique d’Amérique.


Avec les copains, j’étais plus Beatles que Rolling Stones, sauf Satisfaction et Jumping Jack Flash. Quand j’entendais une chanson de Revolver à la radio, j’avais vraiment envie d’écouter celle qui était la suivante sur le disque, tellement je l’avais dans l’oreille.


Une année, l’autocar des Hongrois est tombé en panne ; un essieu avait cassé, il était trop vieux, et le garagiste de Papa, en haut de la route de Strasbourg dans la petite rue qui donne sur la rue du Prêteur, leur avait dit qu’il allait le ressouder. C’était long, et Papa a amené les quatre Hongrois dormir à la maison dans la chambre des enfants, hop ! les filles avec les parents et les garçons au salon. C’était vraiment folklorique.


Au petit déjeuner, on a fait la fête ; ils ont chanté et dansé pour nous remercier, ils criaient « sör » et « pivo », on croyait que c’était « merci » et « à bientôt » (non, c’était « bière » et « bière » !) ; ils nous portaient, les enfants, sur les épaules pour tourner dans le salon, cela m’a vraiment donné envie de voyager et c’est certainement mon meilleur souvenir de la Fête du Houblon.

Retour rue des Fourmis, épisode 19: ROME

Ambroise Perrin

« Sois sage, sois raisonnable », voilà une antienne récurrente à l’enfance. « Antienne récurrente » n’était pas, c’est évident, un vocabulaire que l’on a à 14 ans, mais j’aimais trouver des mots rares dans le Larousse et utiliser les locutions des pages roses du milieu. Bien sûr, pour faire le malin ! Il faut brûler Carthage ! Être raisonnable, c’est à dire éviter une bêtise. Et cela peut se décider en une fraction de seconde. 

C’était en composition de récitation, debout au tableau. Il faisait chaud et par les fenêtres ouvertes, on entendait les mobylettes qui tournaient autour de l’horloge devant le musée, vroum, vroum, vroum, ce qui irritait vraiment Zorro, Monsieur Zerr, le prof de latin-français-récitation, dans cet ordre dans le bulletin. J’avais tiré dans son chapeau le papier avec le titre de mon texte : la tirade de Camille dans Horace de Corneille. La guerre entre les Horaces et les Curiaces, j’adorais ! Quelle audace ! Au moment de commencer à réciter, la petite fraction de seconde où l’on a l’idée d’une super blague pour faire rire les copains, avec, bien sûr, à la clé la fureur du prof. Cette fraction de seconde de tentation pour se décider. La jubilation adolescente de pouvoir choisir son sort, de se débarrasser de cette obligation d’être raisonnable, de dire à tout le monde : « Je vous … , je fais ce que je veux. »

« Vroum, l’unique objet de mon ressentiment, vrooooum à qui vient ton bras d’immoler mon amant ! Vroum, vroum vroum, qui t’a vu naître et que ton cœur adore ! Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore.» Et je continue à réciter théâtralement jusqu’à « et les mots et les morts ». Personne n’a ri. Zorro est stupéfait. « Perrin, à ta place ! ». Il donne tout de suite la note : « Par cœur : 18. Intonation : 15. Donc moyenne : 10. Mais monsieur… Moyenne : 9…. Mais ? … Moyenne : 8 ! Assieds-toi ! Tais-toi ! » 

Un 8 dans le bulletin ! 
« Que le courroux du ciel allumé par mes vœux
Fasse pleuvoir sur lui un déluge de feux ! »

Retour rue des Fourmis, épisode 18: L’ENVELOPPE NOIRE

Ambroise Perrin

Quand le facteur avait une enveloppe bordée de noir, il ne la mettait pas dans la boîte aux lettres avec sa porte en bois vitrée, dans l’entrée, il montait à l’étage et toquait à la porte. Tes parents sont là ? Et il remettait l’enveloppe d’un air grave ; souvent, on ouvrait l’enveloppe devant lui, mon Dieu, mon Dieu, il faut que je coure à la poste pour téléphoner ; le facteur toquait à l’autre porte et la voisine s’occupait des enfants. 

Je sais qu’en période de deuil, Papa n’écoutait pas les informations à la radio, parce que le silence était une façon de penser au défunt. Et il ne fallait pas rigoler. D’ailleurs, Maman nous cousait un crêpe noir au manteau et tout le monde à l’école savait qu’on était en deuil, et là aussi, il ne fallait pas nous embêter. 

Parfois, c’était un télégramme et, bien sûr, le postier l’avait lu, et il disait :  « Je suis désolé. » Plus tard, madame Ohlmann au rez-de-chaussée a été la première à avoir le téléphone ; c’était elle qui recevait les nouvelles pour tout le bloc, on allait chez elle pour les décès, et aussi les Loewenguth du 2e étage pour les naissances, Simone était l’aînée des neuf enfants et je l’aimais beaucoup, et en face, les Ingelaere avec Thérèse, que j’aimais aussi beaucoup, c’est la vie. 

« C’est la vie », qu’on disait dans le bloc du 1, rue des Fourmis, et c’était un peu comme si toutes les familles étaient en deuil. Parfois, on s’y attendait, à la mort ; d’autres fois, c’était une terrible surprise. Je me souviens d’une amie de Papa, Andrée Saale, qui habitait à Chelles, près de Paris, elle était syndicaliste comme lui et on avait dormi chez eux en allant visiter le château de Versailles. Elle était morte très jeune ; on répétait : « 35 ans, c’est pas possible », Papa nous a tous mis à genoux devant le canapé du salon et on a prié. Papa disait qu’il avait la foi du charbonnier ; il n’aimait pas les curés, mais pour le bon Dieu, on ne sait jamais, et il aimait chanter les chants grégoriens dans la chorale de l’église. 

La première fois que j’ai vu un mort, ce n’était pas de la famille, mais le directeur du collège de Papa, monsieur Ernst. C’était à la morgue derrière l’église Saint Georges, de l’autre côté de la fontaine Saint-Ambroise aux Abeilles. La morgue était ouverte, le couvercle du cercueil de côté, le monsieur était tout blanc, et Papa m’a dit : « Tu vois, c’était un peu mon ennemi à l’école, mais devant la mort, on s’incline et on montre son respect. »

Retour rue des Fourmis, épisode n°17: AU RESTAURANT

Ambroise Perrin

On allait au restaurant une fois par an, le dimanche de la fête des mères, le Restaurant du Canal, presque en face de la plaque de bronze qui raconte comment les soldats américains ont traversé le canal pendant la guerre. Le canal n’est pas profond et on se demandait pourquoi c’était compliqué de traverser dans un char, sans penser qu’en face, les Allemands tiraient. Mais si on allait au restaurant du Canal, c’était pour les frites, des frites coupées à la machine électrique. Mille fois meilleures.

Un jour maman a acheté à la foire un coupe-frites en acier inoxydable avec deux grilles de tailles différentes. On mettait la pomme de terre dedans, on poussait avec une sorte de clapet et les frites sortaient coupées en carrés, mais ça ne marchait pas bien, les patates étaient trop molles et surtout les bords raccourcis étaient trop fins et brûlaient dans la végétaline. 

Des années plus tard, quand on a eu la 2 CV (immatriculée 701 DS 67), on allait à Weitbruch au Restaurant du Soleil pour la tarte flambée. On s’asseyait à des tables couvertes de nappes en papier dans une grande salle des fêtes, on attendait que la serveuse passe et pose une tarte sur la table, elle faisait un trait sur la nappe pour compter, on mangeait avec les doigts et on attendait la suivante. Même les gens qui n’avaient pas beaucoup d’argent pouvaient aller au restaurant, ce qui explique le succès de la tarte flambée !  

Le maire North habitait dans la villa rouge à l’angle de la rue des fourmis et la rue du trompette avec ses deux chiens épagneuls bruns qui aboyaient toujours quand on passait. (En face, il y avait le 2ème bloc et de l’autre côté la maison de la famille de Nold Sport grand’rue, avec le grand cerisier). Donc, quand le maire de Haguenau est allé manger la tarte flambée à Weitbruch, cela a fait tellement de publicité que parfois c’était complet et il fallait attendre. Un jour où on a eu de la visite, les Koebel de la rue de la garance, il était prof avec Papa et écrivait de la poésie, j’y suis allé à vélo pour en acheter 4 pliées en deux et emballées dans une des nappes en papier, et je pédalais le plus vite possible pour les ramener encore chaudes.

Retour rue des Fourmis, épisode n°16: 35 NOUVEAUX FRANCS

Ambroise Perrin

C’était la pâtisserie la plus chère, donc la meilleure, pour acheter des pralines au chocolat au lait, pour Mémé, qui était tellement malade et il fallait lui faire plaisir et cela lui ferait du bien. Maman m’avait emmené en ville. On a choisi les chocolats que la vendeuse a disposés joliment dans une belle boîte avec un ruban qui faisait des petites boucles. Elle utilisait une paire de ciseaux pour tirer sur chaque bout du ruban et cela s’enroulait. J’ai toujours la boîte qui a un couvercle couleur bronze et or, soyeux comme du velours, pour des timbres, des trombones, une vieille gomme et maintenant aussi des clés USB sur mon bureau.

Maman a payé avec un gros billet, 50 nouveaux francs, Henri IV. Ensuite, nous sommes allés au Prisunic et la maman a crié en ouvrant son porte-monnaie « mes billets ! », mon Dieu, mon Dieu on avait perdu les billets. On refait le chemin inverse en regardant partout par terre, on traverse la place d’Armes jusqu’à la pâtisserie et maman demande à la vendeuse si elle n’a pas trouvé 35 nouveaux francs en billets.

Oui, dit la vendeuse, les voilà, vous les aviez fait tomber, une cliente les a ramassés, les voilà ! Alors maman m’a dit tout fort, devant tout le monde, tu vois Ambroise, la vie est belle ! Et pour la maladie de Mémé ? Là, il faut croire au bon Dieu. Quand on souffre, on ressent de la colère, mais quand le monde est bon, on est heureux. Mémé est morte le 10 mai 1960. 

Retour rue des Fourmis, épisode n°15: LE MARTINET

Ambroise Perrin

Il était caché derrière les bocaux de conserves, dans le petit placard blanc accroché en hauteur sur le balcon côté rue, côté nord on disait avant d’avoir un frigo. Le martinet ne nous faisait pas vraiment peur, de toutes façons, ce n’était que pour les garçons, et surtout pour moi puisque j’étais le plus grand et que je devais montrer le bon exemple. Il avait un manche en bois teint en jaune et des lanières noires en cuir. On pouvait l’acheter à la COOP. Papa ne s’en est jamais servi, mais pour maman cela servait de menace quand elle disait « je deviens folle, quelle horreur, j’en prends un et je tue l’autre avec ». C’était la plus douce des mamans mais c’est vrai que nous étions parfois, comme écrit dans le bulletin, des enfants, des élèves turbulents. 

Papa, c’étaient plutôt les bons points, si on avait aidé aux corvées, monté le bidon de mazout, rangé les vélos à la cave s’il pleuvait, épluché les légumes. Et surtout des bons points avec des calculs très compliqués pour les notes au-dessus de la moyenne et le bon classement dans la classe (si on était premier dans une matière on doublait le nombre de bons points), et grosse perte de points si on était sous la moyenne, le terrible 10 sur 20. Les points se traduisaient en argent de poche pour acheter ce que l’on voulait, des livres de la bibliothèque rose ou verte. 

Maman prenait le martinet et m’appelait à la cuisine, pas la peine d’essayer de me cacher dans les 65 m² de l’appartement. En trainant un peu, elle était moins furieuse et oubliait pourquoi elle voulait me punir, et il suffisait de prendre un air contrit pour que ça passe, j‘étais bon acteur.

Les deux anecdotes que je vais raconter, c’est quand elle était « à bout de nerfs ». Elle me courait après, le martinet en main. J’avais délicatement cisaillé chacune des lanières à leur base et au premier coup, elles sont toutes tombées par terre. Na na na nanère ! « Fresch, insolent », disait grand-père. L’autre fois, j’ai joué au héros, bravant la punition, j’ai tendu les deux mains face aux coups et j’ai attrapé les lanières, tiré un coup sec, le manche échappa des mains de maman et alla la frapper au visage, une goutte de sang apparut sur la lèvre du bas et elle dit « tu m’as cassé une dent », je l’ai prise dans mes bras. Et ce fut tout.

Retour rue des Fourmis, épisode n°14: J’Y FOUS TOUT

Ambroise Perrin

La quiche j’y fous tout, c’était la recette du dimanche soir. On devait toujours finir son assiette, (pendant la guerre, on aurait été bien content de manger cela), et quand vraiment on avait des restes, ils étaient mis dans des petits raviers, chaque enfant avait le sien, gardé au frais sur le balcon nord et plus tard au frigo. Le dimanche soir donc, sur une pâte étalée dans un plat à tarte, chacun avait ses restes dans un quartier du plat, on battait trois œufs en omelette, un peu de lait pour rallonger, on versait et hop 10 minutes au four et chacun mangeait sa portion. 

À table avec mon frère on faisait aussi des échanges, par exemple, mes tomates contre ses sardines. Le tiercé riz, patates, pâtes donnait toujours les pâtes gagnantes, des Lustucru, un peu plus cher mais elles ne collaient pas, et surtout pour collectionner des points chèques chics et remplir un album avec des images. On avait aussi les légumes du jardin et les fruits du verger qu’on conservait à la cave. Chaque appartement avait deux caves, la cave à mazout avec une fenêtre pour le tuyau du camion et la cave de rangement que nous appelions nous les Perrin, la cave aux pommes. Justement, on faisait sécher des rondelles de pommes sur les claies en bois construites par grand-père, que l’on posait sur l’unique poêle à mazout dans le passage à la sortie du salon vers les chambres. On gardait les pommes séchées dans un sac en toile cousu dans un oreiller déchiré, pour l’hiver. Au minuscule bureau de papa à l’entrée, où l’on faisait aussi nos devoirs, on avait un petit chauffage à résistance électrique, un Nordmende, allumé dix minutes quand il faisait trop froid. 

Je faisais souvent la cuisine parce que j’étais l’aîné. Et les pâtes, comme on disait en rigolant, c’était vite épluché. Pour le dessert, je faisais un flan franco-russe, pistache était mon préféré. Si maman avait le temps le mardi matin elle allait au marché à la Halle aux Houblons en quittant l’école. Elle était prof au Pensionnat Sainte Philomène. Ou bien le week-end j’allais à vélo jusqu’à la ferme à Gries, pour un poulet ou un lapin. On préférait les biftecks, mais c’était rarement. Le vendredi du poisson par tradition. Du fromage, on disait que c’était la viande du pauvre. Et de toute façon, on ne mangeait pas de viande tous les jours.

Retour rue des Fourmis, épisode n°13: LONGTEMPS

Ambroise Perrin

Tu vas mourir jeune disait maman, oui je disais, mais j’aurais vécu longtemps. Je passe mes nuits à bouquiner en cachette sous les draps. La chambre des enfants est divisée en deux par un rideau, côté fenêtre, les garçons, côté porte les filles et quand les garçons on sort on dit « fermez les yeux les filles, on passe ». 

Dormir, c’est la santé, extinction des feux à 9h, les petites dorment déjà. Allez hop ! Il fallait donc prendre ma lampe de chevet et me mettre à l’envers dans le lit, la tête vers les pieds, avec le bouquin. De temps en temps, sortir la tête pour respirer l’air frais. Une fois j’avais mis une chaussette sur l’ampoule un peu trop forte parce que mon frère rouspétait, la chaussette a fondu, il y avait de la fumée, et ouvrir la fenêtre cela aurait été faire hurler toute la chambre. 

J’avais toujours sur moi mon « livre de bibliothèque ». Celle de l’école ou celle du Musée où la bibliothécaire interdisait que je prenne des James Bond, pas de mon âge. Le livre, c’était peut-être une façon pour moi, l’aîné (le brouillon…) de m’isoler de la marmaille. Mais déjà bébé parait-il, je dormais peu, je restais les yeux ouverts à regarder ce qui se passe. J’aurais bien aimé passer plus de temps avec ma Mémé. Je lisais aussi en rentrant de l’école, on avait deux chemins, soit par la montée du fleuriste Fischer et la rue de la caserne soit par la route de Marienthal. Je me suis un jour cogné dans un lampadaire, le nez dans un Jules Verne, mes lunettes cassées, je suis tombé, j’ai vraiment vu 1000 étoiles. C’était là où on traversait, devant l’entrée du cimetière Saint Georges. 

J’avais un cahier où je faisais mes critiques de livres, cela me prenait beaucoup de temps et j’avais donc très vite trois ou quatre livres de retard pour m’épancher. Je me contentais alors de mentionner le titre et l’auteur et de mettre une note sur 20. J’étais très sévère, sauf pour les Arsène Lupin. Après ma nuit à bouquiner c’est papa qui venait nous réveiller pour l’école en jouant à Rodrigue dans le Cid : « debout les Maures ! »

Retour rue des Fourmis, épisode n°12: LE TEPPAZ 

Ambroise Perrin

On avait plusieurs rallonges bout à bout qui descendaient de la fenêtre de la cuisine au premier étage, jusque sur l’herbe, devant le bloc. Là, on allumait le Teppaz, petit nom Oscar, le seul tourne-disque de l’immeuble, et tous les enfants, on écoutait La Vie de Mendelssohn par Pierre Sabbagh et de Beethoven par Catherine Langeais. Et aussi la Guilde du disque, la Ronde des Enfants et le Carrousel en Chansons. Le chat prend la souris, le chat prend la souris, ohé, ohé, ohé le chat prend la souris. 

Plus tard, Madame Ohlmann au rez-de-chaussée a eu la télévision, son mari était représentant, ils avaient aussi une Dauphine. Et quand monsieur Ohlmann partait, il embrassait Madame Ohlmann sur le front. Ensuite Richard ou Christine laissait la porte du balcon ouverte et nous nous accrochions à la rambarde pour voir Thierry la Fronde, la Bourse aux idées et la Piste aux étoiles, ou même n’importe quoi.

Le meilleur souvenir, c’est ce que l’on se racontait d’avoir essayé de voir. Il fallait donc faire preuve de perspicacité. Mais surtout, on inventait la fin, parce que Madame Ohlmann avait fermé la fenêtre. Et si aucun adulte n’était là, elle l’a rouvrait avec un sourire.

Pour les disques sur la pelouse, en fermant les yeux, on voyait les décors, les paysages, le visage des personnages. Il y avait bien un livret carré de la forme des 33 tours, avec des dessins et la photo du speaker ou de la speakerine, mais les yeux clos on était au cinéma. Mieux que la télé.

Retour rue des Fourmis, épisode n°11: CYCLOPE

Ambroise Perrin

Nous baignions dans le cinéma et c’est aux Bains Municipaux, fermés, que nous avons plongé en créant nous-mêmes le Ciné-Club Le Cyclope. Cyclope comme l’œil du spectateur et l’objectif de la caméra. Et celui du projecteur, c’était un 16 millimètres pas très puissant prêté par Monsieur Taesch, le concierge du théâtre, qui était aussi le projectionniste du cinéma Moderne dans le théâtre. 

Au Cyclope, Jean-Guy Morel s’occupait des aspect administratifs, obligation pour l’assurance. L’adresse de l’association était à la maison, au 1 rue des fourmis, et moi, j’avais réussi en candidat libre le CAP de Projectionniste en art cinématographique, les pompiers m’avaient fait passer l’épreuve pratique, en cas de film en feu et d’évacuation de la salle.

On aimait le cinéma. Je faisais les présentations des films à venir à l’Odéon, boulevard Hanauer, dans les DNA de Haguenau, j’étais le correspondant numéro 3338, à 8 centimes la ligne, monsieur Franck était le rédacteur en chef: « western avec du bruit, de la poussière et de la poudre ». 

Au Cyclope, on ne passait que des films d’Art et Essai, il fallait monter à Strasbourg en stop, chercher les bobines à la CRCC à la Cité administrative ou à l’UFOLEIS, là où il y a les Aviateurs aujourd’hui. Godard, Renoir, Hitchcock, Glauber Rocha, Fellini, Kurosawa. C’étaient surtout les copains qui remplissaient la salle. Il fallait une carte de membre pour être en règle et on perdait de l’argent à chaque projection, parfois seulement 5 spectateurs. La mairie nous avait autorisé à nettoyer nous-mêmes pour économiser la femme de ménage. André Traband aimait les jeunes, il en avait sauvé pendant la guerre. Il venait d’être élu et avait voulu changer le nom des Bains Municipaux : Centre de Loisirs et d’Action Culturelle.

Où vont les jeunes ? Ils vont au clac. ça nous faisait rire.

Retour rue des Fourmis, épisode n° 10: SLOW

Ambroise Perrin

Sept minutes et onze secondes, c’est une éternité, le temps qu’il faut pour tenter de flirter. Dans les boums, on alternait les jerks et les slows, les jerks on dansait seul, les slows c’était une fille et un garçon, un peu serrés et si possible un peu lentement. Rain and Tears, A Whiter Shade of Pale, Love me Tender, Aline et Hey Jude, take a sad song and make it better. Et on n’était pas là pour apprendre l’anglais. 

Wikipédia annonce aujourd’hui que le plus long 45 tours de l’histoire de la musique c’est 7’05, avec de gros problèmes techniques pour que tout tienne sur une face. Mais j’ai ressorti le vinyl de la fine pochette vert clair un peu déchirée avec THE BEATLES en rouge capitales et Revolution en face B, et sur la pomme de la face A, c’est bien indiqué, 7’11. Il fallait donc bien choisir et deviner quand est ce que Hey Jude allait être mis sur le tourne-disques par le copain qui ne dansait pas et qui s’occupait aussi des boissons quand il y en avait. Bien choisir, oui. Et oser demander « tu danses ?», bref, vaincre sa timidité au bon moment pour inviter la copine avec laquelle on allait tourner pour l’éternité. 

Important aussi, la couleur des chaussettes. Sinon, on avait l’impression d’être un imbécile, on ne disait pas encore avoir la honte. Le chic c’étaient des Stemm avec 2 m comme dans la publicité qui faisait monter les chaussettes jusqu’au bijou, caillou, chou, genou. « Bonheur conjugal, plus jamais de raccommodages » disait la réclame. J’en avais des orange et des bleues, surtout avoir la même couleur aux deux pieds ! Ne pas avoir les mains moites. Avoir quelque chose à raconter. Que c’est une chanson triste, et qu’on peut la rendre meilleure. 

Retour rue des Fourmis, épisode n°9: SOLEIL

Ambroise Perrin

« Il fait beau, allez jouer dehors ». Dehors, c’était la rue, devant le bloc sur l’herbe, ou derrière au jardin. Ou alors au Grand Champ, du maïs à l’angle de la rue de Marienthal. Le Grand Champ est maintenant couvert de maisons individuelles. De l’autre côté, il y avait des jardins avec des groseilliers qui dépassaient du grillage. 

Le « 1 » rue des fourmis, c’était notre bloc puisqu’il n’y avait rien de construit avant. On jouait à la balle, à 1,2,3, soleil, parfois au foot. Nous étions dans la rue en toute sérénité, nous n’avions pas de pièges à déjouer, pas de méfiances à apprendre, il n’y avait pas de risques. Quand les tanks de retour de manœuvre du camp de Schirrhein passaient pour rentrer à la caserne, rue de la caserne, les soldats s’arrêtaient pour jouer au foot avec les grands. Aucune voiture ne passait. Quand les tanks avaient trop abîmé la rue, les militaires refaisaient le macadam avec une énorme machine verte et jaune de la SIRA et un camion benne qui versait le goudron chaud. Alors sur le macadam tout neuf et très noir on faisait des signes pour les jeux de piste. Avec les restes de craie que papa ramenait du collège, une croix pour fausse piste, un cercle pour message à trouver. 

On faisait aussi des courses de vélo. On avait deux vélos pour tous les enfants du bloc, celui de ma mère, qui avait de grandes sacoches pour mettre les jambes assis sur le porte-bagages et celui de mon père avec une petite selle enfant sur la barre. Et comme la barre était trop haute, il fallait se déhancher pour passer en dessous et arriver à pédaler. Il fallait aussi que quelqu’un tienne le vélo pour démarrer et pousse un peu au début de la course. Les vélos des parents il ne fallait pas oublier de les ranger le soir dans la cave, et si c’est papa qui le faisait, il défalquait un franc des 5 d’argent de poche de la semaine.

Je garde encore la cicatrice des gravillons de la rue des fourmis sur la peau de mon genou droit, souvenir d’un jour de beau temps.

Retour rue des Fourmis, épisode n°8: TOC, TOC, TOC

Ambroise Perrin

C’était un prof génial, Spiecher, en 5e dans les wagons salle de classe du petit lycée, bien avant mai 68. Prof de français, mais il nous faisait aussi l’histoire; il nous expliquait des mots simples, liberté, égalité, fraternité. Et d’autres comme, je m’en souviens, le mot anticonformisme. Ne pas toujours croire ce que l’on vous dit, «exercez votre esprit critique» répétait-il. On rédigeait avec lui un journal de classe, polycopié, Les Grands de Demain.

 

Il nous avait fait peur avec un inspecteur qui allait venir. Il fallait se préparer à l’inspection. Quand on entendra toc toc toc à la porte, Jund se lèvera et récitera Les sanglots longs, puis le prof dira, « c’est bien assieds-toi, bonjour Monsieur l’Inspecteur » qui va s’asseoir au fond de la salle en disant continuez comme si je n’étais pas là. Ensuite Spiecher interrogera Bourrel et posera une question et c’est moi Perrin qui lèverai la main et répondrai. Après, il y aura la partie où chaque élève doit corriger son voisin et le prof passera entre les tables.

 

L’inspecteur n’est jamais venu, mais on répétait à chaque cours en échangeant les rôles. C’était certainement l’Atelier-Théâtre. Il nous a bien eu le prof, mais de toute façon, on adorait. Et il nous faisait écrire des rédactions qui racontaient les répétitions avec l’inspecteur. Spiecher était peut-être le seul prof sans surnom, comme Savate le prof d’anglais, PPCM petit prof comme Maillet le prof de math, Mickey le prof de musique. Spiecher nous a fait faire en français un exercice de maths en nous expliquant tout. Et l’heure d’après, en math, miracle, on avait compo-surprise avec le même sujet! On a tous eu une bonne note ! Spiecher avait dû espionner en salle de profs !

 

Un autre jour il nous a tous engueulés, et vraiment pour rien. Et personne n’a osé protester. Alors, il nous a raconté que pendant la guerre, sa famille ne s’était pas laissée faire par les Allemands, au risque d’être fusillée. Il avait des larmes aux yeux. Il a insisté pour que nous ses élèves on ne soit jamais comme un troupeau de moutons. Et que chacun ait toujours sa propre personnalité.

 

Un jeudi, il nous a emmenés faire une balade à vélo. On s’est arrêté pour regarder tous exactement le même paysage, chacun devait de suite le décrire et chaque rédaction fut différente, on voyait tous autre chose. On s’est ensuite arrêté dans un village où il nous a payé un coca au restaurant. On a tous eu 18 premier ex aequo dans le bulletin, le paysage c’était en fait la note de compo de rédaction, ça nous a drôlement remonté la moyenne! L’année suivante, Spiecher n’était plus là, on s’est dit que les autres profs qui ne l’aimaient pas l’avaient viré? Maintenant quand j’entends toc toc toc à une porte je sais pourquoi j’aime les profs, le théâtre et le journalisme.