Morceaux

Morceaux

AFP – Ambroise-Fiction-Presse. Le Chat du 28 rêve d’une orgie perpétuelle. 12 avril 2021 (suite de la chronique sur le confinement, tome 3)

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Comme un roi d’Angleterre, ou même un prince, elle est morte à 99 ans avec toute sa tête et une peur restée intacte, celle de revoir la guerre. L’immortelle Tante Gretel aimait bien confondre les générations, elle le faisait délibérément pour tester notre attention. Elle parlait beaucoup, en alsacien, en allemand, en biélorusse, en polonais et aussi en français avec les petits (petits petits) enfants. Mais jamais en russe qu’elle connaissait bien pourtant. Ses histoires étaient souvent les mêmes avec des versions toujours différentes. Par exemple les péripéties de cet ancêtre qui pour nourrir sa famille avait volé une vache et avait été condamné à mort, l’abigeat.

L’abigeat c’était le grand-père de son grand-père, celui dont le fils s’était battu dans l’armée de Napoléon, ou plus probablement contre l’Empereur. Ses descriptions étaient toujours allègres, par exemple tous les détails du costume blanc immaculé des grognards de la Vieille Garde, comme si elle y avait été. Une seule fois son récit fut effaré, quand elle évoqua le souvenir de la boue noire sur l’uniforme des soldats russes à Berlin en 1945; aussi ne descendait-elle jamais à la cave, lieu d’épouvante.

Sa vie entière fut comme un confinement irrémissible. Une haine farouche qui surgissait au détour d’une trace dans sa mémoire, et qui faisait dire à son entourage qu’elle était méchante. Jeune fille elle avait vieilli de 20 ans en moins d’une semaine. Mais elle n’en parlait jamais. Elle avait alors décidé de ne plus lire de romans, de refuser de plonger dans de belles histoires heureuses. Elle n’aurait pour lecture, activité qui lui était aussi indispensable que les verres de schnaps, que celle des dictionnaires. La taille des gros livres la rassurait. Les mots sans histoire la faisaient rêver. Il lui fallait quatre années de plongée quotidienne pour atteindre la dernière page des 17 volumes, les deux suppléments compris, du Larousse du XIXe siècle. Lecture complète, dans l’ordre alphabétique page après page en immersion totale comme en entrant au couvent, retraite qu’elle fit trois fois dans sa vie.

Elle aimait donc ce mot qui remontait aux sources de sa famille et aux premières lignes du tome 1, abigeat, l’ancêtre condamné pour vol de bétail. En droit romain, un mouton, on vous coupait l’oreille, un cheval ou un bœuf c’était la peine de mort. Elle en tremblait encore. Cependant Gretel ne tarissait pas d’éloges sur cet héros qui, dans une période de famine, avait été si audacieux pour tenter de sauver sa famille. Et dans la nôtre de période, de la pandémie du coronavirus avec son cortège d’interdictions et de précautions sanitaires impératives, l’abigeat devint un modèle absolu. Elle porta le masque, elle n’eût pas le temps d’être vaccinée.

Après les funérailles, nous grimpâmes au grenier, son antre, avec ses malles à trésors bondées de vieux journaux. Et cachées des regards inquisiteurs, sur d’épaisses étagères de bois brut et sous de lourds draps brodés à ses initiales, nous découvrîmes, prêtes à affronter un futur de terreur, scellées en blocs et durcies par l’insipide fuite du temps, murées par l’amertume des tristesses et l’étourdissement des angoisses, narguant la peur comme une garantie éternelle de survie si jamais ils revenaient, nous découvrîmes, exactement, 113 boîtes pleines de sucres en morceaux.

2021-04-12 23h13 ap

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