Des loups dans la steppe, Journal d’un reconfiné (18) –ambroise perrin

https://afp-ambroise-fiction-presse.com/2020/11/13/mon-coeur-de-silex-journal-dun-reconfine-17-ambroise-perrin/

Ambroise Perrin, samedi 14 novembre 2020

Je vais vous dire, tout le monde triche. Les détenteurs de multiples attestations, une par poche, les malins décrocheurs de primes, dossiers simplifiés, les gros commerçants qui cartonnent, pick and collect, et tous ceux qui sont tenus pour des paragons de vertu. Mais il y a aussi tout ceux qui plongent dans la pauvreté et pour eux on a créé une drôle d’expression le « reste à vivre», (4 euros par jour et par personne quand « tout le reste» est payé).

Muni de notre attestation de déplacement dérogatoire, nous croisons beaucoup de gens. Comment reconnaître les tricheurs ou les pauvres ? Ont-ils chacune différente une nuance dans leur attitude, une hardiesse dans le regard ? Bien sûr ils ne sont pas dotés d’un signe qui indiquerait leur prépotence et qui résumerait l’inavouable fascination que nous éprouvons nous, êtres ordinaires, pour ceux qui hors normes, se fondent dans la masse. La pauvreté suscite la compassion, et la solidarité exprimée par la société est un appel sans discussion à notre naturelle générosité. Et les tricheurs ? Balançons l’idée de la délation. D’une certaine façon, leur différence inspire la crainte, parce qu’ils ont «inventé une histoire» comme s’ils s’identifiaient à Caïn, le fort qui a tué le faible.

Nous sommes tous égaux face aux injonctions du gouvernement et aux règles du confinement, mais lorsqu’un fort a pris le pas sur un faible et considère avoir fait un acte héroïque, nous les faibles sommes pleins de frayeur. Et pourquoi pas eux ? Parce qu’ils nous considèrent comme des lâches, des imbéciles ? L’attestation d’une heure ils en ont trois en poche. Et puis en cas de contrôle il leur suffit de dire que…

Comment admettre que Caïn est un être noble ? Et nous, Abel, on se sacrifierait pour lui ? Nous ne vivons pas dans un monde lumineux et pur, la Covid rode et la mort est au coin de la rue. Tricheurs ou respectueux, nous nous croisons, masqués certes, mais nous formons ensemble le peuple du deuxième confinement. Seuls nos yeux, aux étranges éclats au-dessus du tissu, expriment la sérénité, la crainte ou, peu honorable, une légère exaspération. Quels qu’en soient les mauvaises raisons, «trahir» le décret numéro 2020–1310 du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire a quelque chose de jubilatoire que nous ne pouvons partager. N’empêche que…

Nos histoires ont un goût de non-sens, de folie, de confusion et de rêves, comme la vie de tout homme qui ne veut plus se mentir. Dans la steppe, le loup. Tel n’est humain, écrivait Hermann Hess pour qui la morale pouvait être remplacée par l’esthétique, tel n’est humain que dans sa partie supérieure, et poisson en bas. Tous nous sortons du même sein, nous pouvons nous comprendre les uns les autres, mais personne n’est expliqué que par soi-même.

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